“No Man’s Land”

La quête de parité a gagné le monde de l’art.

La quête de parité a gagné le monde de l'art.

No Man’s Land est le titre d’une exposition organisée en 2015 à Miami, regroupant des femmes artistes collectionnées par Don et Mera Rubell, immenses collectionneurs américains et personnalités influentes dans le monde de l’art. Une centaine d’artistes sont mises en exergue, dont les plus demandées du Marché – Njideka Akunyili Crosby, Wangechi Mutu, Sue Williams, Kara Walker, Cecily Brown, Yayoi Kusama, Marlene Dumas, Cady Noland, Aya Takano, Cindy Sherman, Dana Schutz – pour renforcer le poids des femmes dans l’actualité.

En 2015 toujours, la discrimination des femmes dans le monde de l’art est questionnée avec une nouvelle force dans une étude menée par la curatrice et auteure engagée Maura Reilly. Publiée dans Artnews au mois de juin, l’étude de Maura Reilly réactive, nouveaux chiffres à l’appui, le travail mené par les Guerrilla Girls depuis les années 70 pour dénoncer la domination des hommes sur les femmes dans les collections d’art. Leur slogan de l’époque – Faut-il que les femmes soient nues pour entrer au Metropolitan Museum? – frappait juste: les femmes sont présentes dans les musées lorsqu’elles sont peintes (souvent nues) par des hommes. Leurs oeuvres sont par contre quasi absentes des collections permanentes et sous-représentées dans les expositions temporaires.

Faut-il que les femmes soient nues pour entrer au Metropolitan Museum? (les Guerilla Girls)

Maura Reilly a démontré que 29% des expositions individuelles organisées entre 2007 et 2014 au Whitney à New York concernaient des femmes, 25% à la Tate Modern à Londres, 20% au MoMA et seulement 16% au Centre Pompidou à Paris. Certaines statistiques se sont améliorées. En 2000, le Guggenheim de New York n’avait aucune exposition consacrée aux femmes, contre 14% en 2014.

Top 15 artistes femmes contemporaines (2000-2019)

Artiste Produit Lots vendus Record
1 Cindy SHERMAN 143,2m$ 1.284 6,8m$
2 Cecily BROWN 112,8m$ 229 6,8m$
3 Marlene DUMAS 100,1m$ 708 6,3m$
4 Jenny SAVILLE 60,6m$ 69 12,5m$
5 Julie MEHRETU 57,8m$ 150 5,6m$
6 Elizabeth PEYTON 42,3m$ 357 1,7m$
7 Rosemarie TROCKEL 33,1m$ 469 5m$
8 Beatriz MILHAZES 32,9m$ 116 2,1m$
9 Cady NOLAND 28m$ 38 9,8m$
10 Tracey EMIN 26,6m$ 767 4,3m$
11 Tauba AUERBACH 25,6m$ 118 2,3m$
12 Barbara KRUGER 22,1m$ 261 902.500$
13 Sherrie LEVINE 21,4m$ 190 962.500$
14 Adriana VAREJAO 19,6m$ 51 1,8m$
15 Dana SCHUTZ 18,7m$ 85 2,4m$
© artprice.com

S’occuper des écarts

Bien que les femmes soient très présentes dans le champ de la création et souvent majoritaires dans les programmes d’études artistiques américains, elles ne parviennent pas à mener leur carrière sur un pied d’égalité avec les hommes. Cet écart s’exprime dans les divers champs du monde de l’art: sous-représentation dans les galeries, dans les collections permanentes des musées et, comme nous venons de le voir, dans les expositions temporaires. Cela induit une moindre couverture médiatique que les hommes, et une demande plus faible sur le Marché, d’où de fortes différences aux enchères par rapport à leurs homologues masculins.

A la publication de l’étude de Maura Reilly, le prix le plus élevé pour l’œuvre d’une artiste vivante aux enchères est de 7,1m$, pour un tableau de Yayoi KUSAMA (White No. 28 (1960), Christie’s New York); le plus élevé pour un homme vivant est une sculpture de Jeff Koons, vendue pour 58,4m$ (Balloon Dog (Orange), Christie’s New York). Plus de 50 millions les séparent…

Dans les années suivantes, de nombreuses initiatives menées dans un souci d’équité et de parité amènent des changements positifs, avec des expositions phares (citons Making Space: Women Artists and Postwar Abstraction au MoMA et Champagne Life à la Saatchi Gallery de Londres, en 2016), et le repositionnement de politiques d’acquisitions muséales, notamment via le MoMA Women’s Project (MWP) visant à améliorer le ratio hommes-femmes dans les collections du MoMA.

Cindy Sherman - Untitled #92, 1981
Cindy Sherman
Untitled #92, 1981
C-Print 58,9 x 120,1 cm
Courtesy of the artist and Metro Pictures, New York

Les attributions de hautes distinctions culturelles pour des femmes se sont également accélérées, avec l’attribution du prix Praemium Imperiale (équivalent du Prix Nobel en art) à la Française Annette MESSAGER en 2016, et celle du Lion d’Or de la Biennale de Venise à la pionnière de la performance féministe Carolee SCHNEEMANN en 2017. Une première rétrospective de Schneemann sur le sol américain s’ouvre par ailleurs fin 2017 (MoMA PS1).

Sept femmes se hissent parmi les 100 artistes les plus performants.

Malgré tout, le bilan de ces 20 ans d’enchères laisse perplexe: sept femmes seulement se hissent parmi les 100 artistes les plus performants. Les fortes disparités des prix de leurs oeuvres par rapport à ceux des hommes se répercutent naturellement dans les volumes d’affaires. Dans le chapitre précédent de ce rapport consacré à la “Croissance” du Marché, nous évoquions le fait que la plus performante des femmes, Cindy SHERMAN, est 25ème au classement mondial derrière 24 hommes. Mais ses résultats sont très en-deçà de ceux des hommes les mieux cotés: le volume d’affaires de Sherman est en effet 6,5 fois moins bon que celui de Koons (1er artiste vivant du classement) et son record d’adjudication est 13 fois moindre.

Les sept artistes femmes du top 100 (CA 2000 vs 2019)

Jenny Saville et Cecily Brown

La part de Marché croissante de quelques femmes va de pair avec leur reconnaissance dans le Panthéon de l’Histoire de l’Art. Le Marché a suivi, et s’est joué pour elles sur les 20 dernières années.

Totalement absente des catalogues d’enchères en 2000, Jenny SAVILLE est désormais très attendue sur le Marché. Connue pour sa participation au mouvement des Young British Artists soutenu par Charles Saatchi, elle s’est particulièrement distinguée en 2018, devenant la plasticienne vivante la plus chère du monde. Sa toile Propped (1992) est alors cédée pour 12,5m$ chez Sotheby’s à Londres, quelques mois après le sacre de David HOCKNEY du côté masculin. Hockney a obtenu 90,3m$ pour Portrait of an Artist (Pool with Two Figures) (1972), soit 77,8 millions de plus que le record de Saville.

Jenny Saville devient l’artiste vivante la plus chère en 2018.

L’une des plus belles progressions des 20 dernières années est celle de Cecily BROWN. Artiste anglaise lancée par Gagosian, Cecily Brown devance Cindy Sherman dans les classements annuels 2017 et 2018, devenant une figure majeure du Marché de l’Art Contemporain. En 2018, sa toile Suddenly Last Summer (1999) établit un important record à 6,8m$, contre 1m$ en mai 2010 (Sotheby’s). Une progression de prix phénoménale pour la peinture vigoureuse de cette artiste basée à New York, et défendue par de puissants acteurs du Marché dont Charles Saatchi et Larry Gagosian. Le musée Guggenheim, le Whitney, le Metropolitan, la National Gallery ou encore la Tate Gallery peuvent se féliciter d’avoir acquis des œuvres de ce phénomène de la peinture avant que les prix n’atteignent leur seuil actuel…

Une nouvelle génération

Selon Amy Cappellazzo, ancienne directrice de l’Art d’Après-guerre et Contemporain chez Christie’s, le Marché “s’améliore régulièrement pour les femmes à un rythme plus rapide au cours des cinq dernières années qu’au cours des 50 dernières années” (citée dans Taking the Measure of Sexism: Facts, Figures, and Fixes, Artnews, Special Issue “Women in the Art World”, juin 2015). Une tendance confirmée par la nouvelle génération, puisque la part des femmes sur le Marché de l’Art passe de 14% à 31% pour celles nées après 1980.

Les femmes de la nouvelle génération sont mieux représentées.

Parmi la génération montante, Tauba AUERBACH (née en 1981) se hisse à la 120ème place mondiale (2000-2019) bien qu’elle n’ait été introduite aux enchères qu’en 2010. L’artiste américaine a obtenu une reconnaissance internationale particulièrement précoce. En 2006, elle rejoint la célèbre galerie new-yorkaise de Jeffrey Deitch (directeur du Musée d’Art Contemporain de Los Angeles de 2010 à 2013). Depuis, on l’a vue sur les cimaises des plus puissantes galeries (Gagosian, Gladstone, Paula Cooper) ainsi que dans les plus éminentes institutions, notamment avec une exposition personnelle au MoMA en 2012. Elle compte à son actif une centaine d’expositions aux Etats-Unis et en Europe, alors que son travail fait l’objet d’une demande croissante aux enchères. Sa consécration en salles de ventes advient l’année de ses 33 ans (2014), avec trois records millionnaires pour des acryliques cédées entre 1,5m$ et 1,9m$. Un tel cursus dans les années 90 n’aurait pu être attribué qu’à un(e) artiste d’un âge minimum de cinquante ans. Cependant, les prix ont visiblement grimpé trop vite car son Marché se trouve considérablement ralenti, avec de belles oeuvres (chèrement estimées) ravalées au cours des trois dernières années (voir Un nouveau paysage : “Valorisation”, Zombies et requins).