Agilité digitale
Le Marché de l’Art est en retard dans le train de la digitalisation. Avec la crise liée au coronavirus, il a été contraint de s’arrêter, pour mieux accélérer.
L’année 2020 restera gravée dans toutes les mémoires. Peu avant le printemps, toute l’activité “normale” s’est retrouvée totalement paralysée dans la tourmente d’une crise sanitaire sans précédent. Ce n’est pas la première crise que le Marché de l’Art doit absorber. Celle liée à la guerre du Golfe avait conduit à un gel des achats et à une forte baisse des prix de l’art pendant trois ans. Entre 1990 et 1993 les prix négociés tombaient alors de moitié. La deuxième crise, liée aux subprimes, se fait sentir à l’automne 2008 après la faillite de la banque Lehman Brothers. Elle n’entraîne pas de gel d’achats comme au début des années 90, mais elle a pour conséquence une importante baisse des prix (-27,1% sur l’année 2008, suivie d’une baisse de -4,4% sur le premier semestre 2009), et une perte considérable de chiffre d’affaires pour les sociétés de ventes. En 2009, un an après la crise des subprimes, le nombre d’œuvres dépassant les 10m$ a fléchi de -75%; mais la chute est brève, avec un retour à la croissance constaté dès 2010.
Jamais l’Industrie de l’Art n’a cependant été confrontée à une crise comparable à celle liée à la Covid-19. Les musées, les foires, les galeries, les centres culturels, les maisons de ventes doivent s’aligner sur les recommandations des gouvernements dans le but de contenir la propagation du virus, en fermant leurs portes au public après le 11 mars 2020. Les conséquences sont terribles pour de nombreuses galeries, dont certaines voient leur chiffre d’affaires s’effondrer (parfois de plus de 90%). Du côté des sociétés d’enchères, l’urgence sanitaire a entraîné le report, voire l’annulation pure et simple des ventes physiques.
Le monde de l’art est en retard si vous pensez à d’autres expériences de vente au détail. (David Zwirner)
Résultats semestriels de l’Art Contemporain
La crise sanitaire liée à la Covid-19 a fortement impacté le chiffre d’affaires du Marché de l’Art Contemporain.
De nouvelles initiatives
Si la crise de la Covid-19 a été redoutable pour les affaires des galeries et des sociétés de ventes, elle a aussi constitué un moment de réflexion et d’exploration, pour trouver rapidement de nouvelles façons de faire dialoguer les professionnels de l’art avec leur public. Suite à l’annulation de son événement physique, Art Basel Hong Kong lance un substitut en ligne de sa foire. Cette initiative a attiré un nombre impressionnant de visiteurs virtuels: 250.000, contre moins de 90.000 visiteurs physiques pour l’édition de Art Basel Hong Kong en 2019.
Les exposants ont ainsi été en mesure de présenter leurs œuvres et de réaliser plusieurs belles ventes, dont une sculpture d’Antony GORMLEY partie à près de 500.000$ chez Continua, et un tableau de Marlene DUMAS vendu pour 2,6m$ chez David Zwirner. Précisons que la galerie de David Zwirner, très avancée digitalement avec ses “viewing rooms”, a habitué son réseau aux visites et aux achats en ligne. La galerie dispose même d’un département alloué au développement digital et aux ventes en ligne, département comptant 12 personnes, dont quatre auraient été embauchées au cours du premier trimestre 2020.
Mi-mars, David Zwirner affirmait au New York Times: “Le monde de l’art est en retard si vous pensez à d’autres expériences de vente au détail” (Art Galleries Respond to Virus Outbreak With Online Viewing Rooms, cité par Robin Pogrebin, 16 mars 2020). Pour les salons, comme pour les galeristes et les sociétés de ventes, il aura fallu une situation d’urgence pour donner un coup d’accélérateur au développement digital.
Les habitudes d’achat sont déjà bouleversées.
Les sociétés de ventes ont pour leur part évité le pire scénario – celui d’un arrêt total du Marché – en faisant évoluer en urgence leur site internet pour multiplier les ventes en ligne, seul canal pour poursuivre le jeu des enchères et rester en lien avec les collectionneurs.
Au début de la crise, Sotheby’s a pris de l’avance sur la concurrence en mettant les ventes en ligne au cœur de sa stratégie de développement. Son rachat par le magnat des médias et des télécommunications Patrick Drahi en 2019 semble avoir encouragé cette évolution. Après avoir progressé de 25% en 2019, les ventes en ligne de Sotheby’s prennent encore une autre tournure en 2020. Courant mars, la société américaine a déjà vendu 10 fois plus d’œuvres que sa rivale Christie’s. En avril, elle génère 6,4m$, un record pour ses ventes en ligne. Plus de la moitié des lots vendus dépassent alors leur estimation haute. Depuis leurs écrans, et malgré une période de grande incertitude, les enchérisseurs ont stimulé des enchères bien au-delà de ce que l’on aurait cru. Avant l’été, les habitudes d’achat sont déjà bouleversées: les ventes en ligne de Sotheby’s ont attiré entre 30% et 35% de nouveaux enchérisseurs.
Le premier résultat millionnaire est obtenu avec une toile de George CONDO poussée à 1,3m$, au double de sa mise à prix (Antipodal Reunion, 2005). Il s’agit alors du prix le plus élevé jamais payé pour un tableau lors d’une vente en ligne de la société américaine. Comme le laisse présager ce résultat, la qualité des œuvres proposées et les niveaux d’enchères vont augmenter rapidement dans les semaines suivantes.
Le 29 juin, Sotheby’s passe un nouveau cap, en vendant – toujours en ligne – un triptyque majeur de Francis BACON pour 84,5m$ (“Inspired by the Oresteia of Aeschylus”, 1981). Dans ce contexte inédit, la société de ventes prouve alors que le business haut de gamme n’est pas mort avec la crise sanitaire et que, même dans une période de fragilité économique, elle est capable de convaincre les collectionneurs de vendre des œuvres de haut calibre. La vente de ce triptyque a fait entrer le Marché de l’art dans une nouvelle ère, celle des ventes virtuelles de prestige.
Les 10 oeuvres contemporaines les mieux vendues en ligne
Artiste | Œuvre | Prix | Date | Maison de ventes | |
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1 | Jean-Michel BASQUIAT | Untitled (Head) (1982) | 15,2m$ | 29/06/2020 | Sotheby’s, New York |
2 | Jean-Michel BASQUIAT | Untitled (Return of the Central Figure) (1983) | 2,9m$ | 29/06/2020 | Sotheby’s, New York |
3 | Matthew WONG | The Realm of Appearance (2018) | 1,8m$ | 29/06/2020 | Sotheby’s, New York |
4 | George CONDO | Woman With Golden Hair (2018) | 1,6m$ | 28/05/2020 | Sotheby’s, Londres |
5 | Takashi MURAKAMI (1962) | Flower Matango A (2001-2006) | 1,4m$ | 29/06/2020 | Sotheby’s, New York |
6 | Sean SCULLY | If (1986) | 1,3m$ | 29/06/2020 | Sotheby’s, New York |
7 | Richard PRINCE | Untitled (Cowboy) (2015) | 1,3m$ | 29/06/2020 | Sotheby’s, New York |
8 | George CONDO | Antipodal Reunion (2005) | 1,3m$ | 21/04/2020 | Sotheby’s, Londres |
9 | Christopher WOOL | Untitled (1988) | 1,2m$ | 14/05/2020 | Sotheby’s, New York |
10 | ZHANG Xiaogang | Heaven No.4 (2010) | 1,1m$ | 25/06/2018 | Asta Guru, Mumbai |
© artprice.com |
En vente en ligne comme en vente physique, Basquiat remporte les meilleurs scores.
Christie’s augmente la réalité
Après deux mois de mise en place et de tests, Christie’s passe à la vitesse supérieure en mai, multipliant par deux le nombre de ses ventes en ligne. Puis elle redouble d’effort et d’ingéniosité pour faire repartir son Marché haut de gamme en juillet, au cours d’une grande session intitulée “ONE: A Global Sale of the 20th Century”. Première du genre, décrite comme un “événement sans précédent” dans le communiqué de presse de la maison de ventes, ONE regroupe quatre sessions de prestige, à Hong Kong, Paris, Londres et New York. Quatre ventes transfrontalières en une, jouant avec les fuseaux horaires, l’espace et le temps, à travers des live relayés sur Internet. 80 pièces exceptionnelles se vendent ainsi aux quatre coins du monde: 10 à Hong Kong, 15 à Paris, 21 à Londres et enfin 34 à New York, le tout pour 420m$. George Condo marque la première partie asiatique, avec 6,9m$ pour la toile Force Field (2010). Les nouvelles stars de la peinture contemporaine Jonas WOOD et Nicolas PARTY dépassent tous les deux le million de dollars, avec deux natures mortes. L’oeuvre la plus contemporaine de la “session” new-yorkaise, Stranger #34 (2008) de Glenn LIGON, part pour 1,8m$.
Finalement, le Monde de l’Art se virtualise.
ONE est une vente expérimentale à bien des égards: en plus d’utiliser l’ubiquité numérique, elle a misé sur la réalité augmentée (RA). Des QR codes associés aux oeuvres permettaient de projeter virtuellement celles-ci dans le salon des futurs enchérisseurs. Une opération immersive dans l’air du temps, que l’artiste KAWS avait d’ailleurs anticipé en mars, avec des Companions virtuels à télécharger sur smartphone. En 2020, finalement, le Monde de l’Art se virtualise.
Jusqu’alors, les nouvelles technologies appliquées à l’Industrie de l’Art permettaient d’explorer une oeuvre dans ses détails infimes, de zoomer sur son moindre coup de pinceau. Désormais, elles permettent aussi d’accrocher (virtuellement) l’oeuvre à son mur, avec une qualité d’immersion naturellement amenée à se développer dans le futur. Ces nouveaux outils pourront aider à motiver les intentions d’achats. Pour beaucoup d’acheteurs encore, le contact physique avec l’œuvre est essentiel à la prise de décision, mais il le sera naturellement moins pour les “digital native” qui arrivent sur le Marché.