En quête de nouveauté

En ce début de XXIème siècle, des cotes se font, d’autres se défont, sur ce secteur toujours avide de nouveauté.

En quête de nouveauté

Les galeries sont toujours en quête de jeunes talents, de nouveauté, de singularité et d’efficacité. Il suffit de l’engagement de l’une d’entre elles pour qu’un artiste sorte immédiatement de l’anonymat et que la demande s’en trouve exacerbée. Les prix explosent du jour au lendemain sur le Marché des enchères pour peu que les collectionneurs se retrouvent sur liste d’attente auprès d’une galerie prestigieuse. Les exemples de succès fulgurants ne manquent pas, s’étant multipliés au cours des dernières années. Revenons ici sur quelques cas.

Le parcours de l’artiste irlandaise Genieve FIGGIS (née en 1972) est singulier dans la mesure où il est lié aux réseaux sociaux. L’histoire de sa découverte remonte en effet à 2014 sur Twitter. Séduit par son style unique et son humour macabre, Richard Prince lui achète des œuvres qu’il fait découvrir à Almine Rech. C’est le début d’une collaboration fructueuse entre la galeriste et la jeune inconnue. L’oeuvre percutante de Genieve Figgis rencontre un succès immédiat. Demandées aussi bien par des collectionneurs de New York et Londres que de Hong Kong, toutes ses œuvres se sont vendues depuis son introduction aux enchères en 2018.

Dans des styles différents, la Française Julie CURTISS (née en 1982), le Belge Harold ANCART (né en 1980) et le Brésilien Lucas ARRUDA (né en 1983) comptent parmi les jeunes artistes les plus demandés du Marché. Les prix de Julie Curtiss ont décollé avec son premier solo show organisé à la galerie Anton Kern à New York. Elle n’avait jamais vendu d’oeuvres aux enchères avant cette exposition, pourtant, ses prix ont explosé jusqu’à atteindre 420.000$ en novembre 2019. Lucas Arruda a quant à lui décroché plus de 312.500$ en 2019, pour un paysage intimiste (30,2 x 37,1 cm) acheté peu de temps auparavant chez David Zwirner à New York et estimé autour de 100.000$ par Sotheby’s. Ses œuvres ont intégré les collections de la Fondation Beyeler en Suisse, du Getty Museum de Malibu, de la Rubell Family à Miami, ou de François Pinault.

La réussite du Californien Jonas WOOD illustre encore l’immédiateté et l’efficacité du Marché de l’Art contemporain. Inconnu en salles de ventes il y a 10 ans, Wood compte parmi les 100 artistes les plus performants du monde en 2020, toutes époques et catégories de création confondues. Son oeuvre s’est imposé aux enchères en 2015, année d’une première exposition dans l’antenne hongkongaise de la puissante galerie Gagosian. Porté par un tel mastodonte, le record de Wood a été multiplié par 10 avec Studio hallway #l-9046574 (2010), vendue pour plus de 556.000$ le 10 février 2015 chez Sotheby’s Londres. Quelques mois plus tard, c’est au tour de Christie’s d’enregistrer un nouveau sommet: près 840.000$, le 16 octobre 2015, avec une grande toile que l’on découvrait à la galerie Saatchi de Londres lors de l’exposition Abstract America: New Painting and Sculpture, en 2009 (Untitled (M.V. Landscape). L’artiste a participé depuis aux expositions collectives Human Interest: Portraits from the Whitney’s Collection au Whitney Museum de New York (2016) et One Day at a Time: Manny Farber and Termite Art, au MOCA de Los Angeles. Il a aussi bénéficié d’une première grande rétrospective muséale au Dallas Museum of Art (DMA, 2019), qui le présente comme “l’un des artistes les plus influents et passionnants de notre époque”. Ses prix pourraient encore grimper en fonction de la qualité des expositions à venir.

Mais lorsque certains artistes bénéficient de parcours si heureux, d’autres souffrent d’une demande en dents de scie.

Zombies et requins

Jouant sur les possibilités de rendement extraordinaire du Marché, quelques surdoués des affaires ont propulsé (trop) rapidement de jeunes artistes à de très hauts niveaux de prix. Histoire de pouvoir et de réseaux, pratiques peu conventionnelles quand elles ne sont pas douteuses, la flambée des prix de très jeunes artistes incarnent parfois les excès d’un Marché pollué par la spéculation.

Stefan Simchowitz – alias “le requin de l’art contemporain” (titrait Le Monde du 9 juin 2015) – est aujourd’hui sur la liste noire de plusieurs galeries. Elles refusent de lui vendre des oeuvres. Ce collectionneur-conseiller-marchand a certes eu un rôle actif dans la carrière de plusieurs dizaines d’artistes mais ses méthodes ne plaisent pas à tout le monde. La presse parle de lui comme d’un “prédateur”, un “cynique”, un “spéculateur”, lui reprochant d’acheter à bas prix et de revendre vite, en tirant un maximum de bénéfices, c’est-à-dire de traiter les oeuvres d’art comme des marchandises, ce dont l’homme se défend, insistant sur son rôle de mécène. Ses clients voient par contre en lui un génie de l’opportunisme capitaliste.

Il a en tout cas joué un rôle dans l’escalade des prix de plusieurs artistes, en commençant par acheter et vendre des dizaines d’oeuvres de Sterling RUBY, Joe BRADLEY, Tauba AUERBACH, Cory ARCANGEL et Oscar MURILLO au milieu des années 2000. Des oeuvres valorisées entre 5.000$ et 10.000$ environ à l’époque. Aujourd’hui, Tauba Auerbach est devenue l’une des trentenaires les plus recherchées et rentables du second Marché, Sterling Ruby a dépassé plusieurs fois le million de dollars (2013-2014), Joe Bradley sept fois (2014-2017), et Oscar Murillo est sur orbite depuis qu’il a rejoint la puissante galerie David Zwirner. Plusieurs artistes cependant ont souffert de la revente accélérée de leurs oeuvres.

Produit de ventes des oeuvres récentes (< 5 ans)

Produit de ventes des oeuvres récentes (< 5 ans)

Le Marché de l’Art absorbe des oeuvres de plus en plus “fraîches”, parfois achevées quelques semaines avant leur passage aux enchères.

Zombie Formalism

Stefan Simchowitz serait à l’épicentre de la bulle spéculative des années 2012-2014, qui s’est concentrée sur des jeunes artistes au style abstrait, appelé “Zombie Formalism”. Cette expression, lancée par le critique Walter Robinson, décrit des peintures qui ressemblent beaucoup à l’abstraction américaine qu’a défendue Clement Greenberg. Une redite du passé, d’où “zombie”. Les oeuvres sont séduisantes, élégantes mais sans nouvelles intentions artistiques, d’où “formalisme” (Flipping and the Rise of Zombie Formalism, Walter Robinson pour Artspace, 3 avril 2014). Ce “Formalisme Zombie” regroupe des artistes tels que Jacob Kassay, Alex Israel, Lucien Smith, Oscar Murillo et Seth PRICE, dont une oeuvre se vend pour 785.000$ l’année de ses 41 ans, en 2014. Elle était pourtant estimée entre 50.000$ et 70.000$ (Vintage Bomber (2006), Christie’s New York). Seth Price n’a jamais renoué avec des prix si hauts. Autre exemple avec le Brésilien Christian ROSA, qui décroche 209.000$ en 2014 (il a 32 ans), pour une oeuvre estimée au mieux à 80.000$ (Christie’s New York). Ses prix sont revenus à la norme depuis, avec des toiles équivalentes vendues autour de 20.000$.

C’est là que le bât blesse: cette “nouvelle” tendance de l’art abstrait a été portée aux nues par des investisseurs dans le but de faire rapidement des (gros) profits. Après une période de surchauffe, les prix ont atteint un seuil critique, le Marché a implosé et les résultats des jeunes météores se sont effondrés en 2016, aussi rapidement qu’ils avaient flambé. De quoi ruiner des débuts de carrière pour les artistes n’ayant pas encore de galeries suffisamment puissantes et engagées derrière eux.

Variation du CA des artistes du Zombie Formalism aux enchères, entre 2014 et 2016:

Dan COLEN ↘ -97%
Lucien SMITH ↘ -95%
Alex ISRAEL ↘ -94%
Jacob KASSAY ↘ -89%
Oscar MURILLO ↘ -85%
Christian ROSA ↘ -82%

La nouvelle mode africaine

Un an avant l’effondrement des “zombies”, Simchowitz s’était déjà tourné vers ce qui allait devenir la prochaine grande tendance: la jeune scène africaine. En 2015, il achète des oeuvres de Tschabalala SELF pour 6.000$ l’unité. En 2019, il passe par Phillips pour vendre trois de ses peintures: la toile Lilith double son estimation haute en mars (164.000$); Leda la quadruple en juin (301.000$); suivie de Florida en octobre (338.000$, soit 4,5 fois l’estimation haute).

La surenchère semble à nouveau de mise… elle se confirme début 2020 avec les réactions suscitées par le record d’Amoako BOAFO. En février 2020, la toile The Lemon Bathing Suit – achevée par le jeune artiste ghanéen huit mois auparavant – s’envole chez Phillips à Londres pour 881.000$. Un prix explosif face à la fourchette d’estimation comprise entre 39.000$ et 65.000$. Surtout, un résultat indigeste s’agissant de la première apparition de Boafo aux enchères. Stefan Simchowitz avait acquis l’oeuvre pour un peu moins de 25.000$ l’été précédent, auprès de la galerie Jeffrey Deitch (l’oeuvre était consignée par la galerie Roberts Projects). Le gain sur cette oeuvre tourne autour de 680.000$ en moins d’un an.

Cette revente rapide – pour un immense profit – a mis dans l’embarras le galeriste, Jeffrey Deitch, qui ne s’attendait pas à ce coup de couteau dans le dos, ayant vendu l’oeuvre en pensant qu’elle rejoignait une importante collection privée d’art africain contemporain, et qu’elle y resterait. Situation tout aussi embarrassante pour Amoako Boafo, déplorant que son travail soit détourné à des fins spéculatives. Les artistes n’ont pas de contrôle sur le Marché secondaire et Boafo n’a tiré aucun profit direct de la revente de sa toile. Il s’est inquiété au contraire que son travail soit utilisé de la sorte. Aspirant plus à la longévité qu’à l’argent, il préfère intégrer des musées plutôt que d’être le jouet de spéculateurs (Hot New Artist Laments That His Work Is Being Flipped for Profit, Katya Kazakina pour Bloomberg, 12 février 2020). Amoako Boafo est attaché à la valeur immatérielle de son oeuvre, celle qui se révèle avec le temps, le travail critique et la validation des autorités culturelles en place.

Pour Stefan Simchowitz, tout est lié, les instances de validation et les puissances financières soutenant le Marché. Il ne cesse de renvoyer ses détracteurs à “leur hypocrisie”, selon ses mots, et joue de son image sulfureuse. D’une certaine façon, cet influenceur nouvelle génération a pris le relais de Charles Saatchi, qui créait le mouvement et le Marché des Young British Artists dans les années 90.

Top 10 des œuvres d’artistes de moins de 35 ans (2000-2019)

Hi-lite et Street culture

En novembre 2019, Christie’s organise à Hong Kong une session de vente intitulée Hi-Lite. Avec seulement 16 lots, cette petite vente cristallise l’une des grandes tendances qui animent le Marché de l’Art: une esthétique néo-pop, d’un kitsch décomplexé, menée par des artistes dont les œuvres sont ‘légères’ (‘lite’), faciles à comprendre et à apprécier.

Le catalogue de Christie’s rassemble alors des artistes “dont les connections avec l’art commercial, les dessins animés et la Street culture leur ont valu une renommée internationale. Beaucoup de pièces sélectionnées pour cette vente présentent un style visuel similaire: des formes aplaties, des couleurs vives et des lignes épurées, qui font référence à des images issues des médias populaires, de la mode, de la musique, du graffiti et de l’animation”.

Premier constat, le Hi-Lite n’a pas de frontière géographique. C’est une tendance cosmopolite qui permet de regrouper les Japonais Ayako ROKKAKU, Aya TAKANO, MR , MADSAKI, Osamu TEZUKA, les Européens Erik Parker et Nicolas Party, des stars chinoises comme LIU Ye et des Américains, dont Kaws. Une dynamique à l’échelle mondiale, dans laquelle Hong Kong a joué un rôle prépondérant en termes de valorisation. Cette tendance trouve en effet un très bon écho auprès des acheteurs asiatiques et les 16 lots de la vente de Christie’s ont tous été adjugés à hauteur des estimations, et le plus souvent au-dessus. Au top de la popularité, les artistes du Hi-lite et de la Street Culture incarnent la globalisation du Marché de l’Art.

La session Hi-lite de Christie’s à Hong Kong a mis un nom sur l’un des premiers grands mouvements du XXIème siècle.

Ce mouvement repose d’abord sur trois noms, trois artistes parmi les plus performants du second Marché: Kaws, Takashi Murakami et Yoshitomo Nara. Tous les trois ont été valorisés de façon spectaculaire au cours des 10 dernières années, portés par une cote de popularité explosive et une demande planétaire. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, le plus performant de tous n’est pas Murakami mais Yoshitomo NARA. En 20 ans, la vente de ses oeuvres a généré 327,7m$ ce qui le porte en 9ème position du classement mondial, devant Keith HARING (Murakami est 15è).

En octobre 2019, Nara pulvérise son record lors d’une vente d’Art Contemporain organisée par Sotheby’s à Hong Kong. Onze ans après avoir franchi pour la première fois le million (Light my Fire , 1,1m$ en 2008), l’une de ses toiles obtient près de 25m$ (Knife Behind Back, 2000). Entre temps, l’univers manga-punk de Nara est devenu culte: primé, exposé dans les grands musées, soutenu par la galerie Marianne Boesky à New York et par Blum & Poe à Los Angeles, diffusé à travers des goodies… Aux enchères, il a vendu plus de 2.700 oeuvres en 20 ans et son indice de prix a augmenté d’environ +1.000% sur la même période.

Kawsmania

Une valorisation plus rapide encore que celle de Nara est celle du “Street artist” américain KAWS, pour qui tout s’est joué sur la dernière décennie. Le nouveau chéri du Marché a collaboré pendant 11 ans avec Emmanuel Perrotin, doué pour anticiper sur les phénomènes culturels. Le galeriste français expose Kaws pour la première fois en 2008, année de son introduction en salles de ventes. L’artiste plafonne à l’époque à 8.750$ pour un Companion (son personnage fétiche) d’environ 120cm édité sur 100 exemplaires. Pour la même pièce aujourd’hui, il faut compter autour de 100.000$.

Entre temps, Emmanuel Perrotin l’a exposé partout: Paris, Tokyo, Hong Kong, Séoul, Shanghai, New York… Et Kaws s’est rendu célèbre en collaborant avec Kanye West, Dior, Nike, Sesame Street et Uniqlo. En quelques années, il est devenu le nouveau phénomène de la culture pop et urbaine, porté par des stars comme Justin Bieber et Pharrell Williams, qui lui font une très belle publicité.

Kaws a remodelé les possibilités d’interagir avec le monde de l’art.

Son record a été établi à 14,8m$ le 1er avril 2019, avec une peinture vendue à Hong Kong par Sotheby’s. L’oeuvre en question, The Kaws Album (2005), détourne le dessin animé des Simpson. Estimée pour 1m$ et vendue presque 15 fois ce prix, elle illustre la frénésie autour de cette signature hyper-populaire. Précisons que l’oeuvre passait sous le feu des enchères au bon moment, l’artiste s’étant assuré un buzz sans précédent en faisant flotter sur le port de Hong Kong une sculpture gonflable de plus de 30 mètres, pendant Art Basel Hong Kong. Deux semaines plus tard à New York, l’acrylique The Walk Home inspirée de Bob l’Éponge, s’envole pour 5,95m$, contre une estimation haute de 800.000$ (Phillips). Avec une vingtaine d’oeuvres millionnaires sur la seule année 2019, et 165,7m$ d’oeuvres adjugées depuis son introduction aux enchères, Kaws intègre le top 20 des contemporains les plus performants du monde. Prisé de l’Asie aux Etats-Unis, il incarne l’esthétique néo-pop dominante d’un Marché globalisé.

Collectionné par des stars, suivi par 3 millions d’abonnés sur Instagram (10 fois plus que Jeff Koons), Kaws a développé ses propres collaborations et son propre réseau en dehors des sentiers battus. Il a ainsi remodelé les possibilités d’interagir avec le monde de l’art. Son étonnante trajectoire interpelle désormais les institutions artistiques. La National Gallery of Victoria de Melbourne lui a récemment dédié une grande rétrospective (Companionship in the Age of Loneliness). Une autre est prévue pour 2021 au Brooklyn Museum.