Le « Caravage de Toulouse » fait son coming out

[28/02/2019]

« Si j’avais pu choisir de retrouver une œuvre parmi toutes celles qui ont été perdues au cours de l’histoire, une seule, j’aurais sans hésitation choisi celle-là ». Par cette confidence, l’expert en tableaux Eric Turquin exprime sa fascination pour la peinture connue comme le « Caravage de Toulouse », dont il se trouve être en charge de la vente avec le commissaire-priseur Marc Labarbe.

thierry Ehrmann : « Au terme de cinq années de recherches, d’analyses et de rebondissements, les deux hommes ont annoncé que les propriétaires étaient résolus à laisser le Marché de l’Art décider de la valeur de cette œuvre exceptionnelle, d’une rare puissance, à laquelle l’État français a finalement accordé son visa d’exportation ».

caravage-london

Michelangelo Merisi, dit le Caravage (1571-1610)
Judith et Holopherne (c.1604 – 1605)

Ce jeudi 28 février à la galerie Colnaghi à Londres, alors que les ventes aux enchères battent leur plein, Eric Turquin et Marc Labarbe ont confirmé lors d’une conférence de presse que la peinture Judith et Holopherne sera mise en vente aux enchères le 27 juin 2019.

Seulement, la vente ne se fera pas du tout là où on pourrait l’attendre. Ce ne sera ni à Londres ni à New York, ni même à Paris que le dernier acte de cette pièce se jouera, mais là où tout a commencé : dans le sud-ouest de la France. C’est en effet dans le grenier d’une habitation près de Toulouse que l’oeuvre a été retrouvée par hasard en 2014. Et ce sera Maître Marc Labarbe, le commissaire-priseur toulousain qui avait été contacté à l’origine par les propriétaires, le premier à avoir reconnu les qualités exceptionnelles de l’oeuvre, qui se chargera de conduire cette session de vente extraordinaire.

L’opération revêt une importance cruciale. Non seulement pour tous les amateurs d’art à travers le monde, friands de belles histoires et de sensations fortes, mais aussi et surtout pour le Marché de l’Art français. Trente ans après la vente historique à Paris des Noces de Pierrette (1905) de Pablo Picasso, une vente aux enchères organisée sur le sol français pourrait à nouveau bouleverser le Marché de l’Art mondial.

Une œuvre de qualité muséale

Comme l’a révélé Artprice au mois de janvier, les vendeurs ont opté pour une stratégie extrêmement originale pour vendre une œuvre encore plus originale.

Car il s’agit d’une œuvre exceptionnelle à bien des égards. Son sujet (une décapitation biblique), son âge (plus de 400 ans), sa découverte (dans un grenier du sud de la France) et surtout son attribution au Caravage ainsi que la puissance du regard de Judith confèrent à ce tableau une place très spéciale dans l’Histoire et sur le Marché de l’Art.

68 œuvres seulement du Caravage sont connues à ce jour, dispersées à travers l’Occident. Beaucoup sont restées en Italie, ornant les plus belles églises de Rome, de Naples et de Sicile, tandis que ses autres tableaux font la renommée des plus prestigieuses institutions européennes et américaines : la National Gallery, le Metropolitan Museum et le Louvre en possèdent trois chacun, alors que le Prado et l’Ermitage se contentent d’un seul tableau du Caravage.

Aussi tous les grands musées doivent-ils rêver d’acquérir celui-ci. Malheureusement, peu d’entre eux en ont les moyens. L’estimation actuelle de l’oeuvre la donne entre 100 m€ et 150 m$. Or, le budget d’acquisition annuel du Musée du Louvre (le premier musée de la planète en nombre de visiteurs) reste lui-même inférieur à 20 m€. Les musées japonais, anglais ou russes, qui convoitent nécessairement cette œuvre inattendue sur le Marché, pourront difficilement entrer dans la compétition.

A moins qu’un Etat décide d’accorder une enveloppe exceptionnelle, les musées publics devront s’effacer devant les grands collectionneurs privés. Les milliardaires occidentaux, asiatiques et moyen-orientaux ont tour à tour raflé les plus belles pièces passées aux enchères ces dernières années. Leur immense puissance financière paraît sans limite lorsqu’il s’agit d’investir dans les derniers joyaux de l’Histoire de l’Art en circulation.

Résultats en ventes publiques supérieurs à 100 m$
© Arptrice.com

  Artiste Œuvre Prix Vente
1 Leonardo DA VINCI (1452-1519) Salvator Mundi (c.1500) 450 312 500 $ 15/11/2017 Christie’s – New York
2 Pablo PICASSO (1881-1973) Les femmes d’Alger (Version ‘O’) (1955) 179 365 000 $ 11/05/2015 Christie’s – New York
3 Amedeo MODIGLIANI (1884-1920) Nu couché (1917-18) 170 405 000 $ 09/11/2015 Christie’s – New York
4 Amedeo MODIGLIANI (1884-1920) Nu couché (sur le côté gauche) (1917) 157 159 000 $ 14/05/2018 Sotheby’s – New York
5 Francis BACON (1909-1992) Three Studies of Lucian Freud (1969) 142 405 000 $ 12/11/2013 Christie’s – New York
6 Alberto GIACOMETTI (1901-1966) L’homme au doigt (1947) 141 285 000 $ 11/05/2015 Christie’s – New York
7 QI Baishi (1864-1957) Screens of landscapes (1925) 140 954 580 $ 17/12/2017 Poly – Pékin
8 Edvard MUNCH (1863-1944) The scream (1895) 119 922 500 $ 02/05/2012 Sotheby’s – New York
9 Pablo PICASSO (1881-1973) Fillette la corbeille fleurie (1905) 115 000 000 $ 08/05/2018 Christie’s – New York
10 Jean-Michel BASQUIAT (1960-1988) Untitled (1982) 110 487 500 $ 18/05/2017 Sotheby’s – New York
11 Pablo PICASSO (1881-1973) Nude, Green Leaves and Bust (1932) 106 482 500 $ 04/05/2010 Christie’s – New York
12 Andy WARHOL (1928-1987) Silver Car Crash (1963) 105 445 000 $ 13/11/2013 Sotheby’s – New York
13 Pablo PICASSO (1881-1973) Garçon à la pipe (1905) 104 168 000 $ 05/05/2004 Sotheby’s – New York
14 Alberto GIACOMETTI (1901-1966) L’homme qui marche I (1960) 103 689 994 $ 03/02/2010 Sotheby’s – Londres
15 Alberto GIACOMETTI (1901-1966) Chariot (1950) 100 965 000 $ 04/11/2014 Sotheby’s – New York
Artprice.com © 2019

 

A ce jour, quinze œuvres seulement ont dépassé les 100 millions de dollars aux enchères. Toutes ces transactions ont été effectuées dans les trois grandes capitales du Marché de l’Art, et organisées par les trois plus belles maisons de ventes de la planète. Mais à l’heure de la globalisation, ce mode de fonctionnement est peut-être obsolète.

Après être restée longtemps cloîtrée dans le cabinet d’Eric Turquin à Paris, l’oeuvre a enfin reçu son visa d’exportation et commencé son tour du monde. Judith se trouve à présent à Londres, puis elle ira à New York pour voler la vedette aux grandes ventes de mai, avant de retourner à Toulouse pour être mise en vente.

thierry Ehrmann, Président et Fondateur d’Artprice, explique que « lorsque tout le monde aura bien vu Judith décapitant Holopherne et aura saisi toute la puissance de ce tableau, la localisation de la vente importera peu finalement. Qu’il soit vendu à Toulouse ou à New York, le Caravage ira au plus offrant. De toute façon, le tableau ne restera certainement pas à Toulouse, ni en France… Les propriétaires de l’œuvre veulent une vente authentique : laisser le Marché avoir le mot final, sans chercher à le contrôler. C’est une façon de faire que l’on avait presque oubliée, pourtant c’est la véritable raison d’être des ventes publiques. Cette confiance dans le Marché ne peut qu’être récompensée ».