Ce qui est en train de changer

La crise de la Covid-19 contraint le monde de l’art à un arrêt brutal. Pour minimiser les pertes, les maisons de ventes concentrent leurs efforts sur le secteur digital, devenu le seul canal de promotion et d’enchères après le gel des ventes en présentiel. Dans l’urgence, le Marché de l’Art connaît une évolution numérique sans précédent.

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Une année pivot pour les ventes en ligne

En 2020, les enchères en distanciel deviennent la nouvelle norme, jusqu’à des ventes totalement en ligne, sans commissaire-priseur (Online only). De nombreux acheteurs ont déjà pour habitude d’enchérir en distanciel, mais les connexions explosent dès le premier confinement, avec une audience plus large, plus jeune et l’arrivée de nouveaux enchérisseurs. Or, plus de monde en ligne implique plus de concurrence. Le taux de vente très positif (76%) repose sur cette audience renouvelée, couplée à des estimations prudentes pour être attractives.

Christie’s voit ses ventes en ligne augmenter de +262% et Phillips de +134% tout au long de l’année. La palme de la transition numérique revient cependant à Sotheby’s, qui réagit très rapidement à la pandémie avec sa nouvelle équipe de direction, mise en place en 2019 par Patrick Drahi. Ses ventes en ligne ont déjà progressé de +25% en 2019, mais l’accroissement annoncé à l’issue de l’année 2020 est de l’ordre de +440%, tous secteurs confondus. Plus de 70% des enchères de la société américaine ont lieu sur Internet cette année, contre 30% en 2019, avec plus de 40% de nouveaux enchérisseurs sur le Web.

Sotheby’s se démarque dès le mois d’avril, avec une vente d’Art Contemporain annoncée en présentiel à Hong Kong (Chine), puis basculée en ligne, dont le résultat double quasiment l’estimation haute. Près de la moitié des œuvres y sont accessibles pour moins de 5.000$, avec des signatures ultra-populaires telles que celles de Kaws, Fairey ou Murakami, des lots comportant peu de risques mais dégageant peu de marge. Quelques jours plus tard, Sotheby’s obtient le prix le plus élevé jamais payé pour un tableau lors d’une de ses ventes en ligne: 1,3m$ pour une toile de George CONDO (Antipodal Reunion, 2005). La société prouve alors que les ventes en ligne conviennent aussi au marché haut de gamme.

Live et/ou online : quelles différences ?

Live :
C’est la méthode la plus fréquente. Une vente classique, en salle, est retransmise en direct sur Internet. Les acheteurs peuvent enchérir sur place, par téléphone et, de plus en plus, “online”.
Vente à huis clos :
Une vente animée par un commissaire-priseur, en l’absence de tout public. On ne peut pas voir les œuvres physiquement et toutes les enchères se font en ligne.
Online only :
Il n’y a plus de commissaire-priseur, tout est automatisé sur Internet. Les enchères montent progressivement jusqu’à la fin de la période impartie où l’enchère la plus élevée emporte le lot. Ce processus de vente est confortable car il s’étire sur plusieurs jours.
Artprice : À cause du confinement, de nombreuses ventes aux enchères sont organisées en ligne. Pouvez-vous estimer le chiffre d’affaires des ventes en ligne en 2020 par rapport à 2019 ?
Gong Jisui – Consultant d’Art Market Monitor d’Artron (AMMA) : En l’absence de données fiables, je ne peux pas donner d’estimation. Le montant des transactions réalisées en ligne occupe toutefois une part de plus en plus importante. Internet a créé un nouveau canal d’achat et changé les habitudes de consommation. C’est évident concernant les produits de luxe et les œuvres d’entrée de gamme. Cependant, le marché de l’art haut de gamme combine toujours ventes en ligne et hors ligne, car ce ne sont pas des produits standards. Chaque œuvre est différente, dans sa technique, ses matériaux, dans ce qu’elle exprime… Leur nature particulière est un obstacle pour des ventes uniquement sur Internet. Cependant, en raison de la pandémie qui perdure et d’une jeune génération coutumière des achats en ligne, les ventes d’œuvres sur Internet devraient connaître un développement considérable.

Les maisons de ventes les plus performantes

Malgré leur réactivité, les principales sociétés de ventes ne parviennent pas à compenser les pertes. Le produit de ventes Fine Art de Sotheby’s fond de -29%, avec 1 milliard manquant par rapport à 2019. Christie’s, dont le résultat décline de -41%, affiche 1,5 milliard de moins que l’an dernier.

Top 10 maisons de ventes par produit de ventes (2020)

Maison de ventes Produit Lots vendus
1 Sotheby’s 2.553.382.892$ 14.235
2 Christie’s 2.157.577.683$ 12.214
3 Poly Auction 526.822.218$ 3.376
4 China Guardian 472.473.047$ 8.516
5 Phillips 464.592.613$ 4.183
6 Yongleauction 362.402.244$ 1.096
7 Zhongsu International 234.082.193$ 244
8 Holly International 163.480.326$ 671
9 Bonhams 143.541.006$ 8.221
10 Beijing Dongxing Hanhai 113.604.044$ 674
© Artprice & AMMA

La performance de Christie’s est fortement affectée par le manque d’œuvres de prestige, mais aussi par une plus lente faculté d’adaptation que la société de Patrick Drahi pour organiser ses ventes en ligne. Le nombre de transactions opérées par Christie’s décline finalement de -20%, avec une carence de 3.000 lots comparé à 2019.

Avec 2,5Mrd$ d’œuvres vendues à travers le monde, Sotheby’s reprend l’avantage sur sa concurrente. Sa vélocité pour basculer un maximum de ventes en ligne s’avère payante et son volume de transactions se maintient par rapport à 2019 (plus de 14.000 lots vendus). C’est aussi à Sotheby’s que l’on doit le plus beau coup de marteau de l’année, plus de 84,5m$ pour une œuvre de Francis Bacon.

Malgré un résultat en berne de -20%, Phillips talonne China Guardian et conforte sa place sur le marché haut de gamme. La plus belle réussite de Phillips remonte au 7 décembre, journée historique pour son département d’Art Contemporain, avec 134,6m$ d’œuvres vendues, dont 41m$ pour un paysage de David HOCKNEY (Nichols Canyon, 1980).

Transformation des maisons de ventes : technologie et mixité

Depuis longtemps, les sociétés de ventes développent des outils et des contenus digitaux pour promouvoir les œuvres et élargir leur champ d’action, mais elles accélèrent le mouvement avec la distanciation sociale imposée par la pandémie. Elles mettent notamment en place des visites virtuelles en 3D, multiplient les vidéos et développent des outils aux performances exceptionnelles permettant d’accéder aux moindres détails des lots proposés via des images en très haute définition (Christie’s, Sotheby’s, Phillips, Artcurial entre autres). Finalement, les sociétés de ventes améliorent considérablement l’expérience d’achat en ligne et font un énorme bond dans le futur.

D’autres avancées émergent dans la retransmission des ventes en direct de plusieurs pays. Christie’s innove avec sa vente ONE, au cours de laquelle quatre commissaires priseurs font monter les enchères simultanément depuis Hong Kong (Chine), Paris, Londres et New York (420m$, le 10 juillet). D’autres ventes-relais ont cours à l’automne avec des diffusions depuis Londres-Paris, puis Hong Kong (Chine)-New York. Ces premières ventes sans public génèrent une audience incomparable, tout en maintenant l’adrénaline malgré la distance.

D’autres changements adoptés pendant la pandémie impactent le modèle économique des maisons de ventes. Par exemple, elles réduisent les catalogues papier, outil historique des ventes en présentiel. Sotheby’s stoppe même leur publication en 2020, économisant ainsi sur tous les frais d’impression et d’envoi postal. Par ailleurs, les œuvres voyagent moins. En l’absence d’exposition physique, elles n’ont d’ailleurs plus besoin, a priori, d’être réunies au même endroit avant d’être dispersées. La vente d’une œuvre déposée à Milan pourrait, par exemple, être organisée par une succursale londonienne. Une organisation plus souple commence à se dessiner, permettant au passage un gain de temps et une réduction naturelle des coûts, très élevés, de transport et d’assurance.

Gain de temps, d’argent, de clients, d’interactivité… On s’interroge: les achats en ligne vont-ils supplanter les ventes physiques et engendrer la disparition des commissaires-priseurs? Pas encore. Quoique parées de tous les outils pour digitaliser totalement les échanges, la plupart des sociétés de ventes tiennent toujours aux enchères en présentiel. Elles visent, pour l’heure, un modèle hybride.

Rembrandt - Autoportrait coiffé d'une collerette et d'un chapeau noir, 1632 (détail)

Rembrandt
Autoportrait coiffé d’une collerette et d’un chapeau noir
1632 (détail)

Cette notion d’hybridité est au cœur du marché sur bien des plans. On la retrouve dans de nouveaux partenariats: celui de Sotheby’s avec des galeries d’art (Gallery Network), celui de Christie’s avec China Guardian pour une série de ventes à Shanghai, ou celui de Phillips avec Poly Auction (taux de ventes de 94% le 3 décembre). Les ventes elles-mêmes sont devenues hybrides, mixant les catégories traditionnelles du Marché de l’Art. Si la recette n’est pas nouvelle (on se souvient du Salvator Mundi de Léonard de Vinci vendu 450m$ lors d’une session contemporaine de Christie’s en 2017), le mélange des genres et des époques n’a jamais été si décomplexé, quitte à casser franchement les codes: les ventes ONE couvrent tout l’art du 20e siècle (Christie’s, juillet et décembre), De Rembrandt à Richter mélange toutes les époques (Sotheby’s, juillet), un T-Rex nommé Stan apparaît dans une vente d’art de prestige (Christie’s, octobre) et trois prototypes d’Alfa Romeo se vendent lors d’une session d’Art Contemporain (Sotheby’s, octobre). Les sociétés d’enchères mixent donc les catégories, pariant sur la diversité des intérêts et des profils d’acheteurs, pour favoriser la souplesse des marchés et optimiser leurs ventes.

Artprice : Le fait de proposer davantage de ventes en ligne, donc d’être plus présent sur Internet, permet-il aux sociétés de ventes aux enchères d’attirer de nouveaux collectionneurs? Le cas échéant, ces collectionneurs sont-ils plutôt d’origine chinoise ou internationale?

Gong Jisui – Consultant d’Art Market Monitor d’Artron (AMMA) : En Chine, les enchères en ligne dépendent principalement d’acheteurs chinois. Il est encore difficile d’inciter les collectionneurs étrangers à y participer, à cause des restrictions et des taxes liées à la circulation des œuvres d’art. L’exportation d’œuvres d’art chinoises ne doit pas dépasser un quota annuel et les œuvres majeures de l’art traditionnel sont interdites d’exportation. Que ce soit sur le plan de la politique culturelle ou des douanes, les ventes aux enchères ne sont pas aussi aisées en Chine qu’à Hong Kong (Chine). Hong Kong (Chine) est en effet une zone portuaire de libre-échange, exempte de taxe d’importation ou d’exportation. Par ailleurs, depuis le début de l’année dernière, les États-Unis ont imposé une taxe de 10% sur les importations d’œuvres d’art en provenance de Chine. Peu importe la région d’où elles sont importées, il suffit que les œuvres soient produites en Chine pour que cette réglementation fiscale s’applique. C’est pourquoi les acheteurs étrangers hésitent, d’un point de vue fiscal, à acheter des œuvres d’art chinoises, qu’elles viennent de la Chine continentale ou de Hong Kong (Chine).