Transformations du prix d’une peinture de Paul Gauguin
[24/10/2017]Les toiles réalisées par Paul GAUGUIN au cours de son premier séjour en Polynésie (1891-1893) font pour la plupart partie des pièces maîtresses de grands musées, et celles qui se trouvent encore entre les mains de collectionneurs s’échangent facilement plusieurs millions de dollars. Durant les années 1980, ces œuvres furent au centre de la bulle spéculative qui toucha l’art impressionniste et post-impressionniste. Les prix, subitement montés en flèche, ne sont cependant jamais retombés. Sortis intacts de la dernière crise financière, ils s’envolent de nouveau aujourd’hui.
Paul Gauguin représente (au même titre Vincent VAN GOGH (1853-1890)) l’archétype de l’artiste-maudit. Il s’éteint à l’âge de 55 ans, en 1903, vaincu par la syphilis, les soucis personnels et les poursuites judiciaires. Il meurt aux côtés sa très jeune compagne tahitienne, au fin fond de l’océan Pacifique, sans un sou et dans l’indifférence générale. Aujourd’hui, il est considéré comme l’un des monstres-sacrés de la peinture. Cette année, sa biographie est portée à l’écran par Vincent Cassel tandis que le Grand-Palais lui consacre une fastueuse rétrospective.
Les passages récurrents de ses œuvres en salles de ventes, dont Artprice conserve précieusement tous les détails dans ses archives, permettent de retracer la longue évolution de la cote de Paul Gauguin et découvrir comment l’opinion publique s’est renversée à l’égard du peintre.
De la vente « Paul Gauguin » de 1895 à nos jours
A son retour de Polynésie en 1893, Paul Gauguin s’empresse de présenter à Paris les toiles qu’il vient de réaliser et qu’il considère déjà lui-même comme un tournant majeur dans son travail. Face à l’accueil sévère que reçoit l’exposition de ses « Œuvres récentes » chez Durand-Ruel, le peintre se résout à brader une cinquantaine de ses toiles aux enchères. Nafea Faaipoipoi (Quand te maries-tu ?) (1892), que Durand-Ruel n’avait pas réussi à vendre pour 1 500 FF en 1893, est cédée pour 500 FF deux ans plus tard.
Parmi les toiles dispersées lors de la vente « Tableaux et dessins par Paul Gauguin, Artiste Peintre » du 18 février 1895 à l’Hôtel des Ventes Drouot, Te Fare (La maison) (1892) est acquise par l’historien de l’art Daniel Halévy, sur les conseils de son ami Edgar Degas, pour 90$ (420 FF, l’équivalent aujourd’hui approximativement de 1 500$). La toile est conservée jusqu’en 1991 dans la famille Halévy, qui la met finalement en vente chez Ader-Tajan et en tire 9,7m$ (52 millions de francs).
Le 28 février 2017 Christie’s adjuge à Londres Te fare (1892), pour la troisième fois de son histoire : sa valeur dépasse alors 25 m$. Cette œuvre, que le peintre avait eu bien du mal à échanger contre un peu d’argent en 1895, constitue à présent un véritable petit trésor.
Evolution du prix de Te fare (1892) – 72 x 92 cm
Vente |
Hôtel Drouot Paris 18/02/1991 |
Ader-Tajan Paris 07/11/1991 |
Christie’s New York 28/02/2017 |
Prix (USD) | 90$ | 9 700 000$ | 25 200 000$ |
Les trois résultats de ventes successifs enregistrés pour cette toile fournissent une appréciation partielle de l’évolution du prix sur les 122 années qui nous séparent de la première vente. Sur la quarantaine de peintures d’inspiration polynésienne cédées en 1895, deux autres pièces sont réapparues en ventes publiques, livrant quelques informations complémentaires :
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Te Poipoi, le matin (1892) – 68 x 92 cm
320 FF (70$), Hôtel Drouot Paris, 18 février 1895
1 255 FF (270$), Hôtel Drouot Paris (acquis par Ambroise Vollard), 16 juin 1908
39 241 000$, Sotheby’s New York, 7 novembre 2007
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Hina Maruru (La fête de la Lune) (1893) – 93 x 70 cm
360 FF (75$), Hôtel Drouot Paris, 18 février 1895
275 000$, Parke-Bernet Galleries New York, 14 octobre 1965
Œuvres similaires
D’autres toiles d’inspiration polynésienne n’ont pas fait partie de la vente de 1895 mais, ayant été elles aussi parfois aperçues plusieurs fois aux enchères, elles peuvent fournir des indications complémentaires sur la construction de la cote de Paul Gauguin au cours du XXème siècle.
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Paysage aux cochons noirs avec Tahitienne accroupie (1891) – 37 x 27cm
3 800 $ Parke-Bernet Galleries New York, 20 avril 1944
660 000 $ Sotheby’s New York, 11 mai 1987
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Jeune homme à la fleur (1891) – 46 x 33 cm
2 090 000$ Christie’s New York, 10 novembre 1987
13 605 000$ Christie’s New York, 9 novembre 2015
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Cabane sous les arbres (1892) – 72 x 43,5 cm
4 629 500$, Christie’s New York, 6 novembre 2002
8 482 500$, Sotheby’s New York, 02 mai 2012
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Le violoncelliste (Portrait de M. F. Schneklud) (1894) – 93 x 73 cm
4 100 $, New York, Parke-Bernet Galleries, 17 octobre 1940
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Te Arii Vahine – La femme aux mangos (II) (1896) – 26 x 33 cm
6 325 000 CHF (5 660 875 $), Kornfeld Galerie & Cie, Berne, 18 juin 2010
8 371 250£ (10 296 637 $), Sotheby’s, Londres, 1 mars 2017
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Nativité (1902) – 44 x 62,5 cm
24 000$ Sotheby Parke-Bernet, New York, 19 octobre 1955
5 850 000 $ Sotheby’s, New York, 5 mai 2015
C’est également le cas de la peintre “Te fare Hymenee” (la maison des chants) (1892). Probablement passée entre les mains du marchand Ambroise Vollard, cette peinture intéresse d’abord de grands collectionneurs hongrois, Marczell de Nemes le premier, puis le Baron Herzog, qui l’acquiert en vente publique en juin 1913 pour 1 300$ (6 200 FF), chez Manzi Joyant à Paris.
La toile rejoint ensuite les Etats-Unis où elle change encore plusieurs fois de mains. En 1936, elle se trouve à New York ; vers 1940 à Annapolis ; puis de nouveau à New York en 1970. Les collectionneurs texans Mr. and Mrs. Algur H. Meadows la mettent en vente chez Christie’s à New York en novembre 1982, où elle atteint 700 000$. Six ans et demi plus tard, le 4 avril 1989, les nouveaux propriétaires la cèdent chez Sotheby’s à Londres pour 6,6 m$ !
Enfin, le 6 mai 2008 Christie’s intègre Te Fare Hymenee (1892) à sa prestigieuse session d’Art Impressionniste et Moderne à New York, où elle est achetée 8,4 m$.
Evolution du prix de Te Fare Hymenee (1892) – 51 x 90 cm
Vente |
Manzi Joyant Paris 14-18/06/1913 |
Christie’s Nex York 03/11/1982 |
Sotheby’s Londres 04/04/1989 |
Christie’s New York 06/05/2008 |
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Prix (USD) | 1 300$ | 770 000$ | 6 600 000$ | 8 441 000$ |
L’historique de vente de Te Fare Hymenee (1892) fait clairement apparaître une prise de valeur spectaculaire au cours des années 1980. Sans doute le prix atteint en 1989 a-t-il été quelque peu gonflé par la bulle spéculative qui vise alors les œuvres impressionnistes et post-impressionnistes ; sans doute la vente de mai 2008, au contraire, a souffert de la crise financière qui approchait ; mais il est évident toutefois que la valeur de cette toile s’est métamorphosée entre 1980 et 1990.
Evolution de la cote de Paul Gauguin : 1895-2017
Au total, près de quarante toiles de Paul Gauguin dépeignant des scènes de vie en Polynésie ont été adjugées lors de la vente publique de 1895, les prix variant alors entre 100 FF et 900 FF. Jusqu’en 1908, son marché repose essentiellement sur le galeriste Ambroise Vollard. Celui-ci rachète de nombreuses œuvres et en cède quelques-unes à de grands amateurs : c’est probablement lui qui vend Te fare Hymenee (1892) à Marczell de Nemes. Les prix restent encore très bas mais, progressivement, les musées et des collectionneurs de plus en plus sérieux commencent à s’intéresser à Gauguin.
L’année 1913 marque son entrée dans les collections muséales françaises, avec l’acquisition de Nave Nave Mahana (1896) par le Musée des Beaux-Arts de Lyon. C’est une première reconnaissance publique importante et le prix de ses toiles s’élève considérablement, pouvant atteindre plusieurs milliers de dollars. Cette valeur ne va pas tellement évoluer au cours des 40 années qui suivirent : en pleine guerre mondiale, la petit peinture Paysage aux cochons noirs (1891) est acquise pour 3 800$.
Les choses changent cependant à la fin des années 1950. Alors que Nativité (1902) est achetée 24 000$ en 1955, Hina Maruru (1893) atteint 275 000$ dix ans plus tard. Cette seconde toile est un peu plus grande que la première, mais les sujets sont tous les deux importants et la grande différence de prix doit aussi s’expliquer par une revalorisation du travail de Gauguin au cours des dix années qui séparent les deux ventes.
La valeur des toiles polynésiennes continue de croître lentement au cours des années 1970, et jusqu’au début des années 1980. En 1982, Te fare Hymenee (1892) est achetée pour 770 000$. A la fin des années 1980, le pouvoir d’achat anormalement élevé dont jouissent les collectionneurs japonais fait rapidement grimper les prix des œuvres impressionnistes et post-impressionnistes, dont celles de Gauguin. En 1989, Te fare Hymenee (1892) est achetée pour 6,6 m$. Mais, tandis que l’indice boursier japonais (Nikkei) retombe dès le début des années 1990, il n’y a pas d’exemple d’œuvre de Gauguin dont la valeur ait véritablement souffert à cette époque. Au cours des 15 années suivantes les prix se maintiennent et continuent même de grimper doucement.
Pendant les années qui suivent la crise de 2008, les très belles toiles se montrent un peu plus rares en salles de ventes. Seulement, en mars 2010 la petite peinture Te Arii Vahine (1896) dépasse tout de même 10 m$.
La cote de Gauguin atteint un nouveau sommet en février 2015, lorsque le New York Times révèle une vente privée à 300 m$ (ce montant a finalement été réévalué à 210 m$ par le même journal), pour Nafea Faa Ipoipo (Quand te maries-tu ?) (1892), une pièce qui fait alors partie de la rétrospective Paul Gauguin à la Fondation Beyeler. Cette toile, qui avait été cédée par l’artiste pour 500 FF en 1895, est soudain devenue l’œuvre la plus chère au monde !.
Modèle d’évolution du prix de Te fare (1892) de Paul Gauguin
La représentation graphique de l’évolution du prix de Te fare (1891) est quelque peu trompeuse : le prix semble décoller à partir des années 1980. Mais il s’agit d’une question d’échelle uniquement. Le prix de cette œuvre se construit en vérité autant avant cette période qu’après. La plus importante prise de valeur s’étale sans aucun doute entre 1895 et 1980, période pendant laquelle des œuvres initialement adjugées moins de 100$ atteignent une valeur avoisinant le million de dollars. L’utilisation d’une échelle logarithmique permet de mettre en évidence la transformation relative du prix sur le long-terme.
Modèle logarithmique d’évolution du prix de Te fare (1892) de Paul Gauguin
Les périodes de mutation les plus importantes apparaissent ici plus clairement. Ainsi, les vingt années qui suivirent la mort du peintre ont été particulièrement cruciales, tout comme la décennie 1955-1965 et enfin les années 1980. Ces trois périodes sont celles qui ont le plus marquer la cote de Paul Gauguin. La nouvelle envolée des prix n’est finalement qu’une reconnaissance de plus.