San Yu, le Matisse chinois
[31/12/2019]Après Zao Wou Ki, San Yu est devenu une signature clef du marché de l’art franco-chinois. Le prix de ses meilleures œuvres flirtent désormais avec ceux de Matisse.
“Le jeune peintre chinois Sanyu a joyeusement accepté l’héritage de l’art de ses ancêtres, mais il a aussi, à sa manière, tiré profit de certaines des nouvelles idées européennes”. Le “jeune peintre chinois” en question est âgé de 31 ans, lorsque le critique d’art néerlandais Jan D. Voskuil rédige cette notice en 1932. SAN Yu avait quitté sa province du Sichuan pour choisir la vie d’artiste à Paris une dizaine d’années plus tôt, afin d’insuffler de nouvelles libertés à sa peinture. Comme d’autres expatriés chinois venus en France souvent grâce à une bourse d’études de leur gouvernement, il va ouvrir une nouvelle voie picturale, fusionnant la peinture asiatique et occidentale. Mais contrairement à la plupart de ses compatriotes (dont Xu Beihong et Lin Fengmian), San Yu ne retournera pas en Chine pour recueillir les honneurs de son expérience française. Profondément attaché à la poursuite de son développement artistique, il choisit de rester à Paris, où sa carrière ne décollera jamais véritablement de son vivant.
Bien que quelques critiques d’art convaincus et collectionneurs exercés (dont Henri-Pierre Roché, Johan Franco, Pierre Joffroy et Pierre Lévy) défendent son œuvre, elle ne rencontre pas le succès commercial qu’elle mérite du vivant de l’artiste. Est-elle trop neuve pour son époque ? Elle est en tout cas trop atypique et trop exclusive (moins de 300 toiles) pour rayonner alors dans le petit milieu des galeries d’art. San Yu décède à Paris en 1966 dans un profond dénuement, puis il tombe dans l’oubli à la fin des années 1960. Ré-habilité depuis quelques années, ses toiles valent aujourd’hui des millions.
San Yu – Fives nudes
Des nus et des fleurs
A son arrivée à Paris, San Yu découvre avec bonheur le dessin de nu sur modèle vivant, une pratique inconcevable en Chine à l’époque mais un sujet emblématique de la peinture occidentale. Femmes aux proportions de jambes exagérées, nus au traits déliés attachés à l’essentiel de la ligne, les dessins de San Yu ont quelque chose de “Matissien”, entre l’épure et la jubilation. On en trouvait de très beaux, il y a 25 ans, dans les salles de ventes en France autour de 3 000 $. Comptez au moins 30 000 $ aujourd’hui pour espérer obtenir un dessin à l’encre noire ou au crayon. Les prix grimpent très vite si la feuille est rehaussée de couleurs – jusqu’à plus de 2 millions d’euros – surtout si le dessin est proposé dans une salle de ventes en Chine, à Hong Kong ou à Taïwan, là où se trouvent ses collectionneurs les plus fortunés.
Qu’un collectionneur asiatique achète une œuvre de San Yu aujourd’hui revient à ce qu’un occidental achète une œuvre de Matisse. Ils sont l’un et l’autre indissociables de l’avant-garde du siècle dernier. La cote des dessins à l’encre de San Yu est d’ailleurs en train de rattraper celle des dessins de Matisse, poussée par une demande asiatique de plus en plus motivée. Les œuvres quittent donc en masse le territoire français pour être vendues du côté de la Chine ou de Hong Kong, deux places de marché qui concentrent désormais 91% du produit de ventes de l’artiste (2018-2019).
Depuis Hong Kong, la cote de l’artiste a passé un nouveau cap en 2019 avec un remarquable tableau de nus daté de 1950 : Five Nudes (Cinq nus). Annoncée en couverture du catalogue de Christie’s en novembre dernier, cette solide composition était incontestablement le lot phare des dernières ventes d’automne. Il s’agit d’une toile de dimensions exceptionnelles (près de deux mètres) évoquant la fameuse Danse de Matisse (réalisée 40 ans plus tôt) que San Yu admirait tant. L’oeuvre a attiré des acheteurs issus de 50 pays, selon un communiqué de presse de la maison de ventes, pour finir sa course à 38,8m$. Un record d’autant plus impressionnant que Five Nudes valait 16 millions il y a huit ans, selon une précédente adjudication au Grand Hyatt de Hong Kong chez Ravenel (Five Nudes, le 30 mai 2011).
Malgré la fuite des chefs-d’œuvre vers l’Asie, l’extraordinaire envolée des prix de San Yu – +1.154% entre 2000 et 2019 – profite encore aux opérateurs de ventes français, notamment à la société de ventes Aguttes, qui en a tiré de gros bénéfices sur les quatre dernières années. En 2015, Aguttes est parvenue à dénicher deux huiles sur toiles représentant des bouquets de fleurs, autre sujet emblématique après les nus. Chacune de ces toiles, vendue pour plus de 4 millions de dollars, doublait allègrement les prévisions les plus optimistes (Deux gros hortensias roses, dans un vase blanc et Fleurs dans un vase portant une inscription, vendues le 2 juin 2015).
Deux ans plus tard, en 2017, un particulier de la région parisienne contacte la société Aguttes pour faire estimer un San Yu ornant son mur. Il n’imaginait certainement pas le caractère exceptionnel de son patrimoine artistique. Son œuvre était une œuvre “oubliée”, dont la trace avait été perdue depuis son exposition aux Pays-Bas dans les années 1930-1940. Intitulée Pot de fleurs ou Pivoines, de format confortable (92 x 73 cm), Sanyu n’y “propose pas seulement l’esthétisme d’une nature morte en rose et noir, il convoque une réflexion culturelle et spirituelle entre Orient et Occident”, selon la description faite au catalogue. Espérant la vendre plus de 4 millions, Aguttes en a finalement obtenu plus de 10 millions frais inclus, un niveau de prix exceptionnel qui illustre la capacité du marché français à attirer les acheteurs de Hong-Kong et de Taïwan, très actifs au téléphone lors de cette vente.
Ce résultat – le meilleur jamais enregistré pour San Yu en France – est conforme aux meilleurs résultats mondiaux de l’artiste. Il l’était en tout cas à l’époque, preuve que les pièces majeures de l’artiste peuvent aussi se vendre au meilleur prix depuis Paris.