Plus-values sur le marché des enchères : de Picasso et Basquiat au flipping contemporain

[27/09/2022]

Pablo Picasso et Jean-Michel Basquiat : les deux titans de l’histoire de l’art sont aussi les deux mastodontes de son marché. Tandis que Picasso est un habitué de la première place mondiale en regard de ses performances aux enchères (son produit des ventes annuels allant jusqu’à dépasser les 550 millions de dollars), Basquiat peut se hisser à la deuxième place mondiale, comme ce fut le cas en 2021, après une année où les transactions cumulées aient affiché 377 millions de dollars ! Ces deux signatures, qui constituent le socle du marché de l’art moderne pour l’un et contemporain pour l’autre, n’en finissent pas d’étonner par l’ampleur des montants engagés chaque année. Fierté des musées, il sont aussi le Graal de grands collectionneurs dont certains réalisent les meilleures opérations financières du monde des enchères dès lors qu’ils décident de se séparer d’une toile majeure.

Parmi les fortes plus-values enregistrées pour divers segments du Marché de l’Art au cours des dernières années, le cas de revente le plus spectaculaire de l’histoire tient à une œuvre de l’incontournable Pablo PICASSO. Il s’agit d’une toile intitulée Les femmes d’Alger (Version ‘O’) venue pour la première aux enchères en 1997 lors de la dispersion de la collection Ganz, alors confiée à Christie’s. Le prix atteint par cette Version ‘O’ Les femmes d’Alger est stratosphérique pour l’époque : 31,9m$… La toile réapparaît aux enchères en 2015, toujours chez Christie’s, explosant alors tous les pronostics pour s’envoler à 179,3m$, soit le record mondial de ventes aux enchères à l’époque. Ce Picasso majeur avait donc gagné 147 millions de dollars en 18 ans…

Evolution de Pablo Picasso au classement mondial des ventes aux enchères

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Les reventes constituent une source d’informations passionnante sur les tendances du marché et si la prise de valeur exceptionnelle de Les femmes d’Alger (Version ‘O’) nous renseigne sur le caractère toujours plus spectaculaire du “mythe Picasso” consacré comme le pivot du Marché de l’art, Jean-Michel BASQUIAT s’impose aujourd’hui comme un sérieux concurrent au fondateur du cubisme. C’est en effet à l’artiste américain que l’on doit la plus-value la plus importante depuis la revente des femmes d’Alger, pour une durée de détention similaire. En mai 2021, la toile In This Case (1983) de Basquiat atteint en effet 93,1m$ chez Christie’s, gagnant 92,1m$, soit +9.000%, en un peu moins de 20 ans. Picasso et Basquiat sont bien sûr des cas extrêmes, étant respectivement numéro 1 et numéro 2 du marché mondial des enchères. Lorsque leurs meilleures œuvres apparaissent sur le marché après avoir langui pendant de nombreuses années dans de prestigieuses collections, il s’agit d’événements en soi, des évènements qui mobilisent les plus grands collectionneurs de la planète, poussés sans doute par la perspective d’afficher à leur tableau de chasse quelques oeuvres incontournables et d’entrer, un peu, dans la grande histoire de l’art.

Evolution de l’indice des prix aux enchères de Jean-Michel Basquiat

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Mais depuis quelques années, les œuvres n’ont plus forcément besoin d’attendre longtemps pour générer de fortes plus-values, s’agissant de “bien acheter” et de revendre au moment et en l’endroit les plus stratégiques. Alors que Hong Kong devient le nouveau hub pour le marché de l’art contemporain, une grande oeuvre de Louise BOURGEOIS est devenue, au printemps dernier, la sculpture la plus chère jamais vendue aux enchères en Asie : une Spider IV de deux mètres vendue pour 16,5m$ contre deux millions de moins en 2017, lorsque Sotheby’s la présentait sur une vente new-yorkaise.

Autre exemple plus confidentiel avec l’artiste Moïse KISLING, dont l’indice des prix croît doucement mais sûrement depuis 20 ans. L’une de ses oeuvres – un Portrait de jeune femme daté de 1931 – était acheté l’an dernier lors d’une vente en ligne de Sotheby’s pour être revendu en un temps record et une plus-value équivalente à 90 000$. Cédée pour 69 300$ le 11 mars 2021, la toile atteignait 137 000$ moins de trois mois plus tard lors d’une vente en Pologne, d’où l’artiste est originaire. Dans ce cas, le lieu de vente est primordial, et bien que Sotheby’s soit l’un des leader mondiaux du marché de l’art moderne, la société n’a pas attiré suffisamment de collectionneurs polonais en ligne pour obtenir le meilleur prix de cette toile. Les ventes online ont certes une visée globale, les places de marché locales restent néanmoins des canaux de ventes ciblés et efficaces pour mettre en concurrence des collectionneurs nationaux ultra-motivés.

Flipping sur les Red Chips

De nos jours, des plus-values étonnantes sont constatées sur le marché de l’art ultra-contemporain. Le jeu du flipping – c’est-à-dire de la revente très rapide d’oeuvres fraîchement achevées de jeunes artistes à la mode – est de plus en plus décomplexé, d’autant que les grandes maisons de ventes sont désormais complices de la spirale des prix constatée sur de nombreux jeunes artistes aujourd’hui.

La pratique du flipping pratique est régulièrement décriée par les galeries, et par les artistes eux-mêmes, aux yeux desquels des changements de prix trop rapides déstabilisent l’équilibre fragile entre l’offre et la demande. En 2020, le peintre d’origine ghanéenne Amoako BOAFO (né en 1984) confiait à Bloomberg ses craintes et ses réticences face à la revente hautement spéculative de ses toiles aux enchères : « Huit mois seulement après que Boafo ait terminé The Lemon Bathing Suit – un portrait de la mère de son ami flottant dans une piscine – l’entrepreneur basé à Los Angeles ayant acheté la toile la revend chez Phillips à Londres. « Maintenant, il veut en tirer profit », a déclaré Boafo à propos du vendeur, Stefan Simchowitz. « C’est vraiment triste. La peinture est si récente. » (Hot New Artist Laments That His Work Is Being Flipped for Profit par Katya Kazakina, Bloomberg, 12 février 2020).

Ces considérations ne font cependant pas le poids face à des prises de bénéfices très conséquentes et très rapides. Les exemples s’accélèrent de flipping se sont d’ailleurs considérablement accéléré sur un marché mondialisé où les grands acteurs que sont Sotheby’s, Christie’s et Phillips, s’appliquent à faire monter les cotes de jeunes “prodiges” en faisant marcher la concurrence internationale, proposant les œuvres à New York, Londres et Hong Kong. La stratégie de Christie’s – qui consistent à monter les catalogues de ses ventes “de prestige” en réunissant les oeuvres des 20e et 21e siècles – permet à des artistes trentenaires d’être présentés aux côtés de chefs-d’œuvre signés Monet, Chagall, Picasso, et de monuments de l’art contemporain tels Damien Hirst ou Jeff Koons. Cette stratégie positionne d’emblée la génération émergente sur le même piédestal que les artistes les plus confirmés et les plus cotés de l’histoire de l’art. Une stratégie payante pour bien des jeunes artistes, comme Flora Yukhnovich, Loie Hollowell ou Shara Hughues. La pression est si forte sur le marché de Shara HUGHES que nous assistons déjà à des cas de reventes pour des prises de plus-values importantes en un temps record. Ce fut le cas le 21 janvier 2022, avec la vente de la toile HERE AND THERE (2007) pour 208 000$ à Hong Kong, contre un prix de 73 000$ obtenu le 10 juillet 2020 dans la même ville. La plus-value enregistrée est de l’ordre de +188% pour deux années de détention seulement.

Le marché de quelques jeunes artistes est en telle surchauffe que les montants à six ou sept chiffres semblent parfois plus faciles à atteindre pour des œuvres fraîches que pour des classiques modernes. Flora Yukhnovich est ainsi devenue millionnaire à 31 ans : en octobre dernier, Sotheby’s estimait le prix de la toile I’ll Have What She’s Having (2020) entre 80 000$ et 110 000$. L’oeuvre a finalement dépassé les 3m$…