Man Ray. Détaché, mais pas indifférent.

[08/09/2015]

 

Détaché, mais pas indifférent (comme l’indique son épitaphe), irrévérencieux, poétique et bricoleur, Man Ray fut le plus touche-à-tout des avant-gardistes. Partagé de part et l’autre de l’Atlantique, il a révolutionné l’art en France et marqué les esprits aux Etats-Unis.

MAN RAY (1890-1976) est un pseudonyme pour Emmanuel Radinsky. En composant de nouvelles syllabes solaires avec trois lettres de son nom et trois autres de son prénom, l’artiste se définit comme un “homme de lumière” en hommage à la photographie (étymologiquement : peindre avec la lumière). Man Ray est donc photographe par définition, bien qu’il déclarait avec ironie que la photo n’était pas un art. Il fut aussi peintre, réalisateur de films, assembleur d’objets, auteur de calembours et acteur majeur du dadaïsme à New York, puis du surréalisme à Paris.

L’époque new-yorkaise

Destiné à une carrière de peintre, Man Ray découvre la galerie new-yorkaise du photographe Alfred STIEGLITZ et par-là même les œuvres modernes de Pablo PICASSO, Paul CÉZANNE et Constantin BRANCUSI. Nous sommes en 1911 et c’est un premier choc. Deux ans plus tard, il visite l’Armory Show de New York où il découvre les œuvres de Marcel DUCHAMP et de Francis PICABIA, deux pionniers Dada, qu’il rencontre peu après en personne. Son amitié avec Marcel Duchamp va bouleverser son destin.
Tandis que Dada signe son acte officiel de naissance en 1916 à Zurich (en réaction de protestation contre la Grande Guerre), Man Ray réalise à New York l’un de ses portraits photographiques les plus célèbres : celui de Marcel Duchamp travesti en Rrose Sélavy. Il achève parallèlement une peinture intitulée Promenade (100 x 80 cm), une oeuvre charnière dans laquelle on sent la révolution esthétique opérée par sa visite de l’Armory Show trois ans plus tôt (les influences cubistes et futuristes sont prégnantes). Cette œuvre historique, qui fut exposée à Londres, New York, Los Angeles et au Jeu de Paume de Paris, a fixé le record d’enchère de Man Ray le 6 novembre 2013, en décrochant 5,877 m$ frais inclus, chez Sotheby’s New York.
Le duo Ray-Duchamp forme dans un premier temps la branche américaine du mouvement Dada, mais leurs expériences ne recevant pas le succès escompté, Man Ray conclut que “Dada ne peut pas vivre à New York”. C’est en quittant New York pour la France qu’il se détachera véritablement du clivage entre photographie et peinture et qu’il poursuivra sa liberté individuelle, convaincu qu’elle passe par l’expérimentation avant tout.

La France et les premières rayographies

Marcel Duchamp l’accueille à son arrivée à Paris en 1921 et le présente, le soir même, aux surréalistes Louis ARAGON, André BRETON, Paul ELUARD et Gala, Theodore Oscar FRAENKEL, Jacques Rigaut et Philippe Soupault. Sitôt introduit et adopté par cette nouvelle famille artistique, Man Ray commence à se faire connaître en France avec l’exposition de deux photographies au Salon dada en 1921, puis avec d’autres clichés lors de la première exposition surréaliste de 1925. Pour gagner sa vie, il réalise de nombreuses photos de mode, collabore à plusieurs revues (dont Vogue, Vanity Fair, Harper’s Bazaar, Vu, Paris Variétés) et propose ses services aux artistes qui souhaitent faire photographier leurs travaux. Il en profite pour prendre des portraits de ses amis, dont Marcel Duchamp, Tristan Tzara, Francis Picabia, Jean Cocteau, Antonin Artaud, André Breton, Lee Miller, Salvador Dalí et Gala. Durant ces “années folles” parisiennes, il adopte la rayographie, technique photographique sans appareil où les objets sont directement posés sur du papier sensible et exposés à la lumière. L’image finale présente en négatif l’ombre de l’objet. Cette technique particulière le caractérise mieux que toute autre et s’avère la plus cotée, tant et si bien qu’un rayogramme mesurant 23,5 x 17,8 cm fit tomber le marteau à 1 m$, au quadruple de son estimation basse, chez Christie’s New York en avril 2013 (soit 1,2 m$ frais inclus). C’est la première fois qu’une photographie de Man Ray atteignait le million de dollars, preuve que le marché est plus prompt à valoriser les œuvres sur toile avant les épreuves photographiques. Il fallait un cliché fort, historique et en superbe état pour décrocher un tel record. C’était justement le cas de ce tirage réalisé en 1922, l’année même où l’artiste invente sa fameuse technique.
Mais les photographies de Man Ray ne sont pas toutes inabordables, loin de là… son cliché le mieux connu du grand public, Le Violon d’Ingres, est régulièrement proposé en salles pour quelques centaines d’euros… le marché regorge de cette image qui fit l’objet de multiples retirages. Certains datent des années 90′ et portent le copyright “Man Ray Trust”, d’autres n’affichant aucune mention particulière sont à éviter. Par contre, certains Violon d’Ingres signés de l’artiste peuvent allègrement passer les 50 000 $. Ce cliché, considéré comme une icône de l’avant-garde des années 20′, est à l’origine une épreuve aux sels d’argent rehaussée à l’encre et contrecollée sur papier. Man Ray s’inspira de La Grande Baigneuse de Jean-Auguste-Dominique Ingres pour faire poser Kiki de Montparnasse, sa maîtresse de l’époque, nue de dos. Il superposa au cliché deux ouïes d’un violon réalisées au pochoir. Les meilleurs Violon d’Ingres sont aujourd’hui dans les grands musées. Le Centre Pompidou possède d’ailleurs un tirage d’époque ayant appartenu à André Breton.

Les objets d’affection

Man Ray fut aussi un génial assembleur d’objets, un bricoleur poétique se plaisant à démystifier ses productions. Le premier “objet d’affection”, comme il se plaisait à définir ce type de trouvailles, est l’Abat-jour de 1919, une spirale de carton découpée dans un réflecteur d’abat-jour et suspendue : à la fois mobile avant la lettre (avant ceux d’Alexander Calder), Ready Made rectifié tout en restant utilitaire, et démonstration anarchique du “tout est possible à partir de rien”. Une variante de 1957 de l’Abat-jour valait 9 400 € seulement en 2008 (vente Sotheby’s Paris, le 3 juillet). Ce fut une belle acquisition, d’autant qu’aucun autre exemplaire n’a été vu en salles depuis.
Deux ans après l’Abat-jour, Man Ray réalise un autre objet devenu célèbre : le Cadeau (1921), un fer à repasser dont la semelle est hérissée d’une rangée de clous de tapissier. Ce cadeau ironique (et dangereux) fit l’objet de plusieurs éditions qui conduisent à de fortes variations de prix. L’édition sur 10 exemplaires cote entre 10 000 et 25 000 $ en moyenne (même s’il manque un où deux clous), tandis que celle à 5 000 exemplaires s’échange entre 600 et 3 000 $ en moyenne selon l’état de l’oeuvre et le prestige de la maison de ventes. Rares sont les Ready-made passant le seuil des 100 000 $, seuls y parviennent Vénus restaurée (1936), Pêchage (1969), Reliure (1953), Knights of the Square Table (1946/61), Astrolabe, it’s a small Word (1964), Ce Que Manque à Nous Tous (1935/72) et Objet à détruire (1923, rebaptisé Objet indestructible en 1957), autre objet fameux réalisé avec un métronome, dont le balancier est orné de la photographie d’un œil de femme.

Man Ray est de ces rares artistes dont la notoriété n’attise pas l’extravagance des prix. Il y a un peu moins d’un an par exemple, une manne de 270 œuvres en provenance directe de sa succession, fut dispersée chez Sotheby’s (le 15 novembre 2014). Certains dessins y étaient accessibles autour de 3 000 $, des “objets d’affection” pour moins de 5 000 $, des travaux à l’huile pour moins de 10 000 $… Ce trésor était dispersé en France (Paris) où se trouvent la plupart des œuvres. Mais Man Ray fait aussi partie de l’histoire de la modernité américaine et est, à ce titre, particulièrement demandé aux Etats-Unis. Ce maitre de la modernité occidentale est encore méconnu en Asie, hormis au Japon , ou quelques sociétés de ventes l’incluent à leurs catalogues.