L’Expression révélée (au féminin)

[16/07/2019]

Moins célèbres que Jackson Pollock ou Mark Rothko, les artistes femmes telles que Joan Mitchell et Helen Frankenthaler ont apporté des contributions majeures à l’Expressionnisme abstrait américain. La revalorisation de leurs œuvres est en cours.

Quels sont les artistes américains les plus demandés, les plus cotés de notre époque ? Les premiers noms qui viennent immédiatement à l’esprit sont ceux de Warhol et de Basquiat. Ces deux monstres sacrés comptent effectivement parmi les signatures les plus désirables et les plus coûteuses de la planète Marché de l’art. Juste après eux arrivent les Expressionnistes abstraits, dont les œuvres de grands formats ont imposé leur autorité et leur puissance après la seconde guerre mondiale, grâce au soutien des institutions et du gouvernement, notamment de la CIA (Central Intelligence Agency) qui, à la fin des années quarante, finance en partie des expositions en République fédérale d’Allemagne et en Italie. L’objectif étant, à l’époque, de promouvoir la liberté de l’avant-garde américaine face au dogme stalinien, dans le cadre de la politique culturelle de la Guerre Froide. C’est à ce moment, au milieu du 20e siècle, que New York devint le centre du monde de l’art occidental. Mais ce triomphe de l’art américain a été masculin. Les artistes femmes du mouvement ne sont arrivées que récemment sur le devant de la scène.

Des hommes et leurs femmes

Pollock, Motherwell, de Kooning, Rothko… sont de cette première génération d’artistes dont les œuvres peuvent atteindre, depuis une vingtaine d’années déjà, des dizaines de millions de dollars en salles des ventes. Le nouvel élan créatif qu’ils ont apporté constitue le premier grand « mouvement » de l’histoire de l’art américain (bien que le critique David Anfam préfère parler de « phénomène » plutôt que de « mouvement »), dont l’influence n’a jamais cessé de croître, ni dans la seconde moitié du 20e siècle, ni de nos jours.

Les premiers artistes emblématiques de l’Expressionnisme abstrait américain avaient en commun une prédilection pour les grandes toiles, pour la couleur devenue matière, pour l’intensité émotionnelle, pour le « hasard » guidé par l’inconscient et pour une esthétique abstraite. Poussés par la critique, les politiques, les institutionnels et par les grandes fortunes de leur époque (en 1948, le pavillon américain de la Biennale de Venise est soutenu par la famille Rockefeller), leurs cotes ont rapidement flambé. Pollock a été si bien consacré qu’il est devenu une sorte de mythe de l’art américain. Celle qui fut son épouse, artiste également, expressionniste abstraite elle aussi – Lee KRASNERn’a pas baigné pas dans la même lumière. Alors que les œuvres de Pollock valaient déjà plus d’un million de dollars à la fin des années quatre-vingt, celles de Krasner passaient difficilement les 60 000 $.

Même cas de figure pour le couple de Kooning : deux toiles de Willem ont passé les 50 millions aux enchères sur les trois dernières années. Son épouse Elaine – également une grande figure de l’expressionnisme abstrait et critique d’art pour le magazine ARTnews – n’a jamais passé les 100 000 $. Confirmation encore avec Helen FRANKENTHALER, épouse de l’artiste Robert Motherwell de 1958 à 1971 et surtout figure majeure du colorfield painting de la première heure : en 2000, Frankenthaler plafonnait encore à 220 000 $, tandis que Motherwell passait le million de dollars depuis les années quatre-vingt. Les choses ont bien changé depuis et la cote de Madame Frankenthaler affiche une progression flamboyante de +1 112 %…

Ce nouvel élan résulte d’un travail socio-politico-culturel mené ces dernières années par de grandes institutions prescriptrices et par les historiens de l’art occidentaux, à savoir : rendre leur place aux artistes femmes dans l’histoire, éclairer leurs apports et revaloriser leurs œuvres. Un travail axé sur la gente féminine qui commence à porter ces fruits. Lee Krasner vient d’ailleurs de passer pour la première fois le seuil symbolique des 10 millions de dollars en mai dernier à New York (The Eye Is the First Circle, 11,6 m$, Sotheby’s le 16 mai 2019), et ce n’est qu’un début.

Réhabilitation de la gente féminine

Les prix grimpent pour toutes les autres femmes du mouvement : Grace HARTIGAN signait un record en mai 2018 pour une toile historique de 1950 vendue pour 435 000 $ chez Sotheby’s NY ; Jay DEFEO passait pour la première fois les 280 000 $ en 2016 juste après une exposition réhabilitant les femmes expressionnistes abstraites au Denver Art Museum ; Helen Frankenthaler doublait l’estimation haute de Sotheby’s le 17 mai 2018 pour Blue Reach, une toile finalement vendue pour 3 m$ ; le prix des œuvres de Joan MITCHELL, enfin, explose littéralement. L’une de ses toiles s’est envolée à presque 10 millions de dollars au-dessus de l’estimation haute fournie par Christie’s en mai 2018 (Blueberry, vendue pour 16,6 m$ contre une estimation de 5 000 000 $ – 7 000 000 $). Artiste femme la plus cotée de l’Expressionnisme abstrait, Mitchell est soutenue depuis un an par l’un des plus puissants marchands du monde, David Zwirner, qui vient de lui consacrer une rétrospective dans sa galerie new-yorkaise (mai-juin 2019). La demande n’a pas fini de croître pour cette artiste majeure – dont la cote a progressé de +1 645% depuis l’année 2000 – d’autant que le Musée d’art de Baltimore (BMA) et le Musée d’art moderne de San Francisco (SFMOMA) ont annoncé une rétrospective de son œuvre en 2020, cette exposition étant amenée à voyager l’année suivante au musée Guggenheim de New York.

 

C’est donc le moment d’acheter, d’investir sur ces femmes qui ont été mises de côté dans la grande aventure du premier mouvement international américain et qui sont, de fait, bien plus abordables que leurs époux ou leurs amis. Il faut agir vite car les prix sont en train de grimper, ces femmes ayant été réhabilitées par plusieurs expositions visant à corriger les disparités historiques. L’exposition « Les femmes de l’expressionnisme abstrait » qui s’est tenue au Denver Art Museum, au Mint Museum, puis au Palm Springs Art Museum en 2016-2017 a eut un impact indéniable sur le marché de Lee Krasner et d’Elaine de Kooning, entre autres. Leurs œuvres agitent beaucoup plus les enchères depuis qu’elles attirent l’attention critique.

Ces femmes avaient pourtant largement été exposées au cours du 20e siècle avec leurs homologues masculins, mais le marché n’avait pas encore misé sur elles. Leur art n’était pourtant ni féministe, ni féminin mais, à leur époque, « l’art était une entreprise extrêmement macho », pour reprendre les mots d’Helen Frankenthaler. Les temps changent… hommes ou femmes, l’Expressionnisme abstrait élargi encore le champ des possibles, 70 ans après la création du mouvement.