Les ventes d’atelier, redécouverte et intimité

[08/12/2020]

« Vente Delacroix. – Cette vente est un triomphe qui dépasse les espérances des plus fervents amis du maître. C’est une de ces réhabilitations posthumes comme notre pays seul en a le secret. Les lecteurs de La Presse n’ont point à en être surpris après les articles éloquents qu’au lendemain de la mort d’Eugène Delacroix M. Paul de Saint-Victor avait consacrés à son œuvre ; mais ils seront frappés comme nous que les yeux des plus prévenus se soient subitement dessillés. » C’est en ces termes enthousiastes que le critique d’art Philippe Burty, qui en a rédigé le catalogue, fait le récit de la vente d’atelier d’Eugène DELACROIX (1798-1863) réalisée en 1864, quelques mois après sa mort.

Un peu d’histoire

C’est une tradition assez ancienne, en France et en Europe, dès la Renaissance. On trouve dans la Chronique des arts et de la Curiosité de 1897, une mention de la vente de fond d’atelier du peintre Adriaan HANNEMAN (c.1601-1671) peu de temps après son décès en 1671, « qui rapporta 919 florins, alors que, cinq ans auparavant il en possédait 20.000. Mais ces misères n’empêchent pas qu’il soit resté l’inimitable imitateur de van Dyck » (mars 1897, p.114) En France, c’est avec le développement de cette incroyable ressource qu’est le catalogue (raisonné, de vente, de fond d’atelier…) qu’on peut en remonter la trace : encore rares avant 1750, ils se multiplient à la fin du XVIIIe siècle, les grands marchands comme Jean-Baptiste-Pierre ou Edme-François Gersaint en ont rédigés plusieurs centaines, à l’occasion de la dispersion d’une collection célèbre ou d’un atelier d’artiste. Certains marchands s’en font une spécialité. Ambroise Vollard le boulimique, après avoir acheté le contenu de l’atelier d’un tout jeune Picasso de 19 ans fraîchement parisien, acquiert en 1905 et 1906 successivement les fonds d’atelier des Fauves André DERAIN et Maurice DE VLAMINCK et celui de Henri MANGUIN. Après Jean PUY, il poursuit la même démarche avec Georges ROUAULT en 1917.

Une vente de fond d’atelier intervient plus ou moins longtemps après le décès de l’artiste, dans le cadre de sa succession ou de la dispersion de ses possessions. En 1875, le fond d’atelier de Camille Jean-Baptiste COROT (1796-1875) passe aux enchères quelques semaines seulement après sa disparition. Majoritairement connu et reconnu pour ses vivants paysages, ses portraits et peinture de figures, restées volontairement au secret durant toute sa carrière, sont alors mises au grand jour et rencontrent un succès certain sous le marteau. Des découvertes de cette ampleur sont certes rares, mais la spécificité des ventes d’atelier attirent les amateurs aguerris.

Lettre de Jules Breton à G. Goetschy dans le catalogue de la vente de fond d'atelier d'Emile Breton, 1892. BnF

Lettre de Jules Breton à G. Goetschy dans le catalogue de la vente de fond d’atelier d’Emile Breton, 1892. BnF

Il arrive parfois qu’une vente d’atelier ait lieu du vivant de l’artiste, par choix ou nécessité. Emile Adélard BRETON (1831-1902), paysagiste assez reconnu, décide en 1891 d’arrêter de peindre et de vendre à Drouot le contenu de son atelier, afin de se consacrer au village de Courrières dont il est maire, après le décès de son fils unique qui l’a durement marqué. L’émouvante lettre de son frère Jules BRETON expliquant la situation à Gustave Goetschy (critique d’art et écrivain, qui signe la dédicace du catalogue) expose fort bien les enjeux de ces ventes d’atelier. A ce jour encore, le record d’Émile Breton, The Conflagration un sombre paysage d’incendie dans la nuit, proviendrait de cette vente d’atelier, sous lot 26 et le titre Incendie, selon le catalogue de Sotheby’s du 20 avril 2005.

Un regard rétrospectif

Les ventes de fond d’atelier sont régulières en France, en particulier depuis les années 2010. Ces derniers mois, les fonds de Francis Pellerin, Auguste Roubille, Louis Foujols, Charles Wislin, Alfred Gaspart ou Léon Printemps ont été mis à l’encan. Certaines maisons de ventes comme par exemple Millon, Crait-Müller en France, ou Freeman’s aux USA (qui a présenté en juin 2020 des pièces provenant de l’estate de John Winters), proposent des services spécialisés pour accompagner les ayants-droits dans la mise en place de ces vacations qui sortent de l’ordinaire. Dédiées à un seul artiste, ces ventes retracent l’ensemble de sa carrière. Elles se font rétrospectives, documentant les différentes périodes d’influence de l’artiste, de ses essais de jeunesse aux pièces de la maturité. Elles illustrent les remords et les recherches, les explorations de différents médias, les travaux sur des matériaux variés. Certains artistes se spécialisent, d’autres multiplient les genres. L’on y trouve tous les formats du simple feuillet à la grande fresque, du petit modello de cire à la statue en pied. Bref, les ventes de fond d’atelier sont une occasion unique d’avoir un panorama d’ensemble inédit sur la carrière de l’artiste et la vie de l’homme, surtout quand elles n’ont pas été documentées par des expositions ou de grandes ventes. Les fonds d’atelier se font également musée ou galerie. Un peintre ou un sculpteur créée rarement seul, il côtoie un cercle de pairs. Entre eux, ils s’achètent, s’échangent ou s’offrent mutuellement des œuvres, qui finissent dans leurs ateliers ou demeures. C’est ainsi que nous apprenons, toujours par la voix de Ph. Burty dans le catalogue de Delacroix, que ce dernier avait acquis à la vente après décès de Théodore GÉRICAULT (1791-1824) pas moins de six toiles qui furent vendues à sa propre vente d’atelier, dont un Lancier hollandais de Géricault pour la belle somme de 3210 Frcs.

Quel impact sur la cote des artistes ?

Acquérir une œuvre lors d’une vente de fonds d’atelier peut se révéler être un investissement particulièrement avantageux. Selon le profil de l’artiste, la vente de fond d’atelier peut ne pas être pertinente. Il peut être plus intéressant, soit de différer la vente de certains lots et ainsi la déconnecter d’une période qui jugerait la production de l’artiste défunt « démodée », soit d’organiser plusieurs vacations à plusieurs années d’intervalle, afin que l’afflux d’œuvres d’une même signature ne porte pas atteinte à la cote d’un artiste. La notoriété de l’artiste est le critère numéro un, et notamment au niveau local. Si la plupart des ventes d’atelier ont lieu à Paris, les Lyonnais se souviennent de la vente _ en gant blanc _ du fond d’atelier de Jacques TRUPHEMUS (1922-2017) dispersé par maîtres Bérard et Péron en septembre 2018. Le peintre était une figure de la Capitale des Gaules et les excellents résultats auraient sans doute été moindres à Paris.

Les ventes de fonds d’atelier sont de très bonnes occasions de sauter le pas !

Par ailleurs, ces ventes peuvent être l’occasion de remettre sous le feu des projecteurs un artiste méconnu ou oublié, qui n’ont pas ou peu de résultats d’adjudication. Dans ce cas, la dispersion d’un fonds d’atelier peut former le point de départ d’une cote, comme ce fut le cas en juin 2019 sous le marteau de maître Jakobowicz, pour le sculpteur Jacques MAUHIN (1927-2017), très influencé par Henry Moore et Brancusi. Le catalogue publié à cette occasion permet de renforcer la connaissance historique d’une carrière.

Quel intérêt pour les acheteurs?

Les commissaires-priseurs sont généralement unanimes : les ventes de fonds d’atelier sont de très bonnes occasions de sauter le pas et devenir collectionneurs ! Le volume de pièces d’une même main permet d’accéder à des œuvres affichant souvent des estimations attractives.

Les ventes de fonds d’artiste offrent des œuvres inédites sur le marché. L’amateur peut y trouver de possibles pépites. Ce sont aussi des œuvres dont la provenance est assurée, ce qui vaut de l’or ! Les œuvres sur papier, sur toile ou en volume bénéficient de recherches préalables minutieuses, conduites en intelligence avec les héritiers qui disposent d’archives inestimables pour retracer l’historique d’une commande ou d’une inspiration. Même les esquisses, ou toiles inachevées et non signées, bénéficient d’un tampon spécialement édité pour la vente, garant d’authenticité.

Bouguereau, fillette au ruban bleu vente conan 13-10-19

Bouguereau, Fillette au ruban bleu, vente 13-10-19

William Adolphe BOUGUEREAU (1825-1905) est principalement collectionné aux Etats-unis, mais c’est en France, chez Conan, qu’a eu lieu en octobre 2019 la vente d’un rare ensemble de 15 œuvres restées dans l’atelier de l’artiste avant de rejoindre la collection des propriétaires, des proches du petit-fils de l’artiste. Parmi elles, des études de portraits charmants et très aboutis. Non signées (mais cachetées) et inédites, elles ont fait la joie des enchérisseurs, entre 3.700 et plus de 60.000 euros.

Enfin, ces oeuvres ont une histoire, un supplément d’âme. Il n’est pas rare de voir dans une vente de ce type, des objets personnels, de la correspondance ou du mobilier présents dans l’atelier, et de ce fait englobé dans la vente. Ce rapport intime qui se noue alors entre l’artiste et l’amateur constitue probablement l’une des plus belles manières de débuter une collection.