Le Street art vu du Mexique

[05/02/2019]

Mexico, tentaculaire mégapole de plus de 20 millions d’habitants, est une petite place de marché à l’échelle du monde, mais la vitalité de l’art mexicain se joue sur d’autres tableaux à commencer par les créations au cœur des villes, capables de transformer en profondeur le tissu social.

La création mexicaine est chaotique et bouillonnante à l’image de ce pays complexe et superlatif. Une création qui s’exprime partout où elle le peut, à commencer par la peau des murs. En cachant la grisaille sous la couleur, les peintres mexicains transforment en profondeur la physionomie des villes. L’ampleur du phénomène est incomparable tant les racines de la peinture murale sont profondes au Mexique. Les Toltèques et les Aztèques, déjà, peignaient des fresques pour honorer leurs dieux. Puis la Révolution mexicaine est arrivée et, avec elle, une nouvelle peinture publique au service des revendications sociales, portée par « los tres grandes » de la peinture muraliste : Diego RIVERA, David Alfaro SIQUEIROS et José Clemente OROZCO. Les murs des édifices officiels se sont couverts de fresques consacrées à l’histoire du pays et à la critique du capitalisme au cours des années 1920 et 1930, avec le soutien du gouvernement. Une pratique militante servie par une peinture réaliste d’une grande vigueur constructive. Aujourd’hui encore, le peintre est un acteur social essentiel au Mexique, agissant dans tous les villes et les villages, ne peignant pas seulement des fresques politiques ou des scènes religieuses, mais débridant les sujets et les styles dans d’improbables métissages. Le gouvernement mexicain fait encore appel à ces peintres dans l’objectif de régénérer le tissu social. Le projet le plus fou est celui de « l’arc-en-ciel de Pachuca » (2012-2015) dans un quartier défavorisé, miné par des affrontements de gangs, situé à une centaine de kilomètres au Nord-Est de Mexico. Le gouvernement a débloqué 5 millions de pesos et fait appel au collectif d’artistes Germen Crew pour repeindre, sur 20 000 m2, les façades et les toits de Pachuca aux couleurs d’un immense arc-en-ciel. Plus de 1 800 habitants ont mis la main à la pâte pour mener à bien ce projet… et la délinquance de baisser drastiquement dans le quartier.

Les actions de préventions sociales cadrées par le gouvernement passent par cette réappropriation de l’espace public. Mais avec ou sans le soutien financier du gouvernement, la peinture murale fait partie de l’ADN des mexicains qui font spontanément appel à des graffeurs plus ou moins professionnels pour repeindre leurs façades. Un phénomène viral qui transforme les villes en musées à ciel ouvert. Et les dessins naïfs de côtoyer des fresques de bonnes factures dans les villes de Mexico, Monterrey, Juarez et Querétaro, les plus connues pour la diversité de leurs graff et autres tags. Marquée par la pire vague de féminicides du XXe siècle et par de terribles vagues de violence entre les cartels (entre 2008 et 2012), la ville de Juarez à la frontière avec les États-Unis, fut un temps considérée comme la ville la plus dangereuse du monde. Ce n’est plus le cas aujourd’hui mais les non-lieux de la cette ville autrefois maudite – friches ou villas abandonnées – se sont couverts de fresques au fil des années. La ville-crainte est devenue la ville-peinte. Et son histoire avec la peinture n’est pas terminée… Juarez se trouve en effet sur le passage du projet de la plus grande fresque murale du monde visant à embellir, côté mexicain, le mur séparant le Mexique des États-Unis. Ici encore, des milliers d’habitants se sont mobilisés spontanément autour d’un artiste, Enrique Chiu, pour s’engager dans une résistance pacifique et poétique.

La popularité de cet art de rue s’étend auprès des collectionneurs. Les meilleurs muralistes tiennent naturellement une place de premier choix sur le Marché de l’Art au Mexique, comme ailleurs. Le plus célèbre des muralistes, Diego Rivera, a d’ailleurs passé un nouveau cap l’an dernier avec un résultat au seuil des 10 millions de dollars (The Rivals, 1931, Christie’s New York le 9 mai 2018). C’est désormais l’oeuvre la plus cotée pour un artiste muraliste. La nouvelle génération d’artistes impliquée dans le Street art pourrait émerger sur le marché si elle parvenait à s’exprimer aussi bien sur toile que dans la rue. Peu d’entre eux sont encore officiellement cotés aux enchères mais cela ne saurait tarder pour un artiste tel que Flavio Martinez, plus connu sous le nom de Curiot, qui bénéficie déjà d’expositions dans des galeries internationales. Parmi les quelques trentenaires émergeant doucement aux enchères, plusieurs reviennent à l’imagerie aztèque, notamment Smithe (ses dessins se vendent pour moins de 500 $ en France) et Saner, dont une toile s’est vendue plus de 10 000 $ chez Louis C. Morton à Mexico. Le marché intérieur valorise ce néo-mexicanisme séduisant pour des acheteurs locaux fiers de leur culture, comme pour des étrangers attirés par un style « local ». Mais cette vision limitative du marché ne doit pas masquer les engagements socio-politiques d’un grand nombre de jeunes artistes mexicains, qui n’ont encore trouvé leur véritable résonance sur le terrain des enchères.