Le Rubens de la collection Fisch Davidson, star de la Masters Week Sotheby’s 2023

[01/02/2023]

 

“Ce qui distingue la collection Fisch Davidson, c’est le niveau de qualité des peintures, combiné à une volonté d’adopter des thématiques que le simple collectionneur trouverait “difficiles” Keith Christiansen du Metropolitan Museum of Art de New York

En janvier, les ventes d’art moderne et contemporain laissent traditionnellement la place aux chefs-d’œuvre d’art ancien. Les années précédentes la Masters Week de Sotheby’s avait consacré les records d’œuvres majeures de BOTTICELLI. Le 26 janvier dernier, ce sont dix merveilleuses pièces baroque de la collection Fisch Davidson qui ont été à l’honneur, et surtout, Salome presented with the head of Saint John the Baptist, un grand panneau peint en 1609 par Peter Paul RUBENS (1577-1640), estimé entre 25 et 35 m$. En moins de 2 minutes le tableau, qui faisait l’objet d’une garantie de prix, changeait de main à New York pour 26.9m$ sous le marteau de David Pollack, à son estimation basse.

Rubens, la tête de saint Jean-Baptiste présentée à Salomé , 1609

Rubens, la tête de saint Jean-Baptiste présentée à Salomé , 1609

Au cœur de l’émergence de l’art ultra-contemporain et de la révolution NFT, les Old Masters restent indéniablement des valeurs sûres. Les ventes de Sotheby’s cette semaine ont rapporté 74,5 m$ (ou 89,5 m$ avec les frais). Elles ont aussi comporté de belles surprises, dont le nouveau record d’enchères publiques pour Bronzino ou un changement de propriétaire réussi pour un tableau d’Anthony Van Dyck redécouvert récemment dans une grange. Les 10 chefs-d’œuvre de la collection Fisch Davidson ont tous trouvé preneurs pour un ensemble de près de 50m$.

Rubens, les sujets bibliques et Martin Scorcese…

Cette Salome presented with the head of Saint John the Baptist a beau avoir été redécouverte récemment, elle conjugue tous les superlatifs. Si l’on ne sait rien du commanditaire de l’époque, le panneau n’en n’est pas moins répertorié dans l’inventaire royal espagnol de 1666 à 1700 comme : “Otra de vara y media largo y una y cuarta de alto en tabla; la degollacion de San Juan Bautista, de mano de Rubens, en sesenta ducados de plata” [Une autre [peinture] d’un vara et demi de long et d’un quart et de haut sur panneau ; la décapitation de saint Jean-Baptiste, par la main de Rubens, 70 ducats d’argent, la vara étant une unité de mesure d’environ 80 cm.] Vendu à Paris en 1768, considéré comme perdu ou mal attribué pendant deux siècles, le catalogue raisonné de Michael Jaffé publié en 1989 _ et surtout sa première apparition aux enchères chez Sotheby’s à New York en 1998 où il est vendu pour près de 5.5m$ _ changent largement sa cote ! En 25 ans il aura quintuplé son prix…

“La représentation de Rubens de la décapitation de Saint Jean-Baptiste, peinte après son retour à Anvers, est une œuvre dans laquelle l’artiste encore jeune explore sans crainte la dynamique violente et sexuelle du récit biblique à la manière d’un Martin Scorsese pré-cinématographique”, Keith Christiansen

Le sujet de la peinture n’est pas des plus légers, c’est pourtant un motif biblique assez courant, traité par les artistes depuis la Renaissance. Lors de son banquet de mariage, le roi Hérode, séduit par la danse de sa nouvelle belle-fille Salomé lui promet de lui accorder ce qu’elle voudra. Saint Jean-Baptiste était en prison pour avoir condamné publiquement l’union incestueuse de la mère de Salomé, Hérodias, avec son propre beau-frère, Hérode. Salomé demande donc la tête du prophète.

Le thème est classique, le traitement ne l’est pas ! Rubens décrit l’instant qui suit juste la décapitation. Le bourreau rengaine son épée, le corps décapité du Baptiste gît à ses pieds et de ses veines jaillit encore du sang. Le centre de la composition concentre toute l’horreur de la scène : la tête de Jean, sur un plateau d’argent. La vieille servante va jusqu’à tirer sur la langue du saint, comme pour confirmer à sa maîtresse qu’il ne l’accablera plus de ses reproches. Ce détail macabre sert de repoussoir à la figure de la jeune servante, sorte de double du spectateur, qui semble horrifiée de ce qui vient de se passer. A droite, Salomé, somptueusement vêtue, paraît insensible à tout ce sang et pointe un doigt vengeur vers la tête martyrisée comme pour défier son silence désormais définitif.

détail

Rubens, la tête de saint Jean-Baptiste présentée à Salomé , 1609, détail

Rubens a peint la tête de saint Jean-Baptiste présentée à Salomé en 1609 à Anvers après son retour d’une longue période d’études et de voyages. Dès sa descente de bateau, il peint très vite trois de ses plus grands chefs-d’œuvre qui représentent tous des massacres avec le Samson et Dalila de la National Gallery de Londres, Le Massacre des Innocents, aujourd’hui à l’Art Gallery of Ontario à Toronto et le Jean-Baptiste, peint en couche épaisse dans les drapés, avec un contraste dynamique entre de courts coups de staccato et des coups de pinceaux plus longs souvent transversaux qui font écho à la violence du sujet.

A ce point de sa vie, Rubens s’est littéralement gorgé des splendeurs de l’Italie. A Florence il a vu les formes sculpturales de MICHELANGELO, à Venise il prend la sensibilité chromatique de TIZIANO ou TINTORETTO, à Rome il fait siens le naturalisme brutal et la tension dramatique du CARAVAGGIO. En Italie, Rubens dessine beaucoup, les citations sont donc nombreuses, comme la silhouette du bourreau, qui s’inspire du Laocoon de la collection du Vatican et du Bacchus de Michel-Ange. A son retour, avec ses trois œuvres, il consacre sa position non plus comme apprenti peintre italien, mais comme artiste flamand fondateur pour les générations futures.

La tête de saint Jean-Baptiste présentée à Salomé est donc le clou de la Collection Fisch Davidson, qui constitue un ensemble baroque spectaculaire. Réunie en trente ans d’acquisitions, la qualité profonde de la collection reflète la rare combinaison de la passion, du goût et de la perspicacité.

La collection

Magnat de l’immobilier à la retraite, Mark Fisch siégeait également au conseil d’administration du Met et Rachel Davidson était juge. A l’instar de la collection Macklowe, également vendue chez Sotheby’s et qui a rapporté 922 m$ en mai 2022, cette vente phare de la Masters Week est le résultat d’un divorce, dans lequel la somptueuse collection d’art, évaluée à 177 m$, est un facteur capital. Au cours des années, et grâce à sa position privilégiée dans le premier musée américain, le couple a donné un certain nombre d’œuvres Old Masters au MET, comme Le Baptême du Christ de Jacopo Bassano ou Vierge à l’Enfant avec des saints de Ludovico Carracci.

Valentin de Boulogne, Le Christ à la couronne d’épines

Valentin de Boulogne, Le Christ à la couronne d’épines

Parmi les dix lots en vente figuraient également le sombre Penitent Saint Mary Magdalene d’Orazio GENTILESCHI (martelé à son estimation basse de 4m$, actuellement le 3e record d’enchères de l’artiste) et une peinture baroque précoce de VALENTIN DE BOULOGNEChrist crowned with thorns (vendu plus de 4.8m$, moins bien que les 5.1m$ adjugés lors de la vente de la collection Alfred Taubman en 2016 chez Christies). Le portrait de Georges DE LA TOUR de Saint James the Greater que l’on a longtemps cru perdu jusqu’à sa réapparition en 2005, a changé de main pour 3.6m$, surpassant ainsi de 400 000$ la précédente enchère de 2008 chez Sotheby’s NY.

Plusieurs décapitations, un sacrifice, un saint sur le point de s’écorcher vif, une couronne d’épines blessant les chairs… Le panneau de Rubens fait donc partie d’un ensemble cohérent dans la période collectionnée, bien que brutal dans le thème. « Ça fait une œuvre très forte qui pourrait plaire à des amateurs d’art contemporain », affirmait Pierre Motte, directeur du développement chez Sotheby’s Paris, non sans raison puisqu’elle avait déjà su séduire le couple Fisch Davidson, qui avaient fait du Baroque l’une de ses périodes de prédilection.

La Tête de Jean-Baptiste présentée à Salomé sort ainsi en pleine lumière à l’occasion de ce changement de propriétaire : le panneau sera sur la cimaise de la prochaine exposition « Rubens and Women » qui aura lieu à la Dulwich Picture Gallery de Londres du 27 septembre 2023 au 28 janvier 2024.