L’affaire des Derain de René Gimpel

[01/12/2020]

Régulièrement des affaires judiciaires aux noms théâtralement artistiques secouent les médias et le monde de l’art : « la bergère de Pissarro » (depuis 2016), « les porcelaines spoliées de la Manufacture de Sèvres » (restitués aux ayant-droits de Lucie Jonquet en 2020) et maintenant, « l’affaire des Derain de René Gimpel ». C’est la fin d’une série à suspens, dont le dernier épisode ne date que du 30 septembre dernier.

André Derain BnF

Trois toiles d’André DERAIN (1880-1954), peintes en 1907 et en 1910 – Paysage à Cassis, La Chapelle-sous-Crécy (conservées au musée d’art moderne de Troyes) et Pinède, Cassis (au musée Cantini de Marseille), seront finalement restituées aux héritiers du grand collectionneur et marchand d’art René Gimpel. Les démarches avaient été lancées dès 2013 auprès de ces musées. Le jugement du tribunal correctionnel avait dans un premier temps refusé en août 2019 la restitution des trois œuvres. La cour d’appel a infirmé ce précédent jugement en considérant dans sa décision que ces trois tableaux sont bien ceux qui ont été spoliés et « dont la vente est nulle », en application de l’ordonnance du 21 avril 1945. C’est le suivi minutieux du cheminement de ces œuvres, ayant demandé un travail d’enquête incroyable, qui a finalement rendu cette restitution possible.

Achetées par René Gimpel lors de la vente de la collection Kahnweiler chez Drouot en 1921, ces œuvres ornent son salon jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale. En 1940, René Gimpel fuit la capitale avec sa famille et laisse derrière lui sa demeure de la rue Spontini et sa galerie de la place Vendôme, pour rejoindre la Côte d’Azur. Entré en Résistance à Marseille, il est arrêté en 1944 et déporté au camp de concentration de Neuengamme, où il meurt en janvier 1945. Les pièces qui se trouvaient dans son hôtel particulier et dans sa galerie sont dispersées, et c’est à ce moment que leurs traces deviennent difficiles à remonter. Elles ont parfois été rentoilées, ont changé de dimensions, et de nom. C’est ainsi que Paysage à Cassis a été envoyé à New York, puis Londres avant de revenir à Paris. Elle semble disparaître jusqu’à son acquisition par le couple Pierre et Denise Lévy dans les années 1950. En 1976, le couple Levy offre 2 000 œuvres, dont les deux Derain, à la ville de Troyes ce qui a permis l’ouverture du musée d’Art moderne, inauguré en 1982 par François Mitterrand. L’entrée de Pinède, Cassis au musée Cantini est également parsemée de zones d’ombres.

Derain, le fauve

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Les Fauves, Salon d’Automne, L’illustration, 04/11/1905, p.295

C’est à Chatou, près de Paris, que voit le jour André Derain, en 1880. Il se forme à la peinture à l’Académie Camillo. En 1900, il se lie avec Maurice DE VLAMINCK (1876-1958) et les deux hommes partagent un atelier. Derain tourne déjà le dos à tout académisme, notamment dans sa relation à la couleur. Il séjourne dans le sud, à Collioure, avec Henri MATISSE (1869-1954). L’artiste y travaille encore et toujours la couleur et la lumière, procédant par petites touches de couleurs vives. Il expose au Salon des Indépendants de 1905, puis au Salon d’automne la même année, dans la célèbre salle VII baptisée par le critique d’art Louis Vauxcelles « la cage aux fauves », aux côtés de Georges BRAQUE, Albert MARQUET et Marc CHAGALL. Il devient ainsi l’un des chefs de file du Fauvisme.

 

“Les couleurs devenaient des cartouches de dynamite. Elles devaient décharger la lumière.” Derain, 1929

Le flair du marchand Ambroise Vollard le pousse à lui acheter le contenu entier de son atelier. C’est la « décennie radicale 1904-1914 », un incendie de couleur qui embrase chacune des toiles que le Musée Pompidou à Paris mettait en valeur dans la mémorable exposition de 2017. C’est également cette décennie, la plus connue et la plus recherchée des collectionneurs, qui concentre le haut du marché de Derain. Ses vingt meilleurs résultats ont été frappés pour des œuvres datant de 1905 à 1908. Si les trois toiles spoliées, datant de cette période d’exubérance, arrivent sur le second marché comme cela est probable, elles pourraient bien détrôner le record de plus de 24m$, déboursés pour Arbres à Collioure, chez Sotheby’s Londres il y a 10 ans.

Esprit large et curieux, Derain adosse son inspiration à une grande culture. Il s’intéresse à la littérature, illustre les poèmes de Guillaume APOLLINAIRE (1880-1918), se passionne pour les arts dits primitifs, explore les liens entre peinture et arts décoratifs. A partir de 1908, il amorce un virage stylistique, ses toiles se font plus géométriques, ses couleurs s’uniformisent. Cette brève période cubiste précède la guerre. Derain est mobilisé en 1914 dans l’artillerie, il combat dans la Somme, au chemin des Dames et à Verdun.

Au sortir de la guerre, il accepte l’invitation de Diaghilev à Londres pour peindre les décors du ballet La Boutique Fantasque. Il réalise alors de nombreux décors et costumes pour le théâtre. En 1921, à l’occasion d’un voyage en Italie, il renoue avec l’art antique et les maîtres anciens. Cette facette moins connue de sa carrière fait l’objet de plusieurs recherches ces dernières années. Le musée d’art de Mendrisio en Suisse propose ainsi jusqu’en janvier 2021 d’approfondir l’œuvre de Derain de l’entre-deux-guerres à sa mort. En novembre 1941, il effectue, avec Vlaminck, Paul BELMONDO, Paul LANDOWSKI et d’autres, un voyage d’une dizaine de jours en Allemagne sur l’invitation d’Arno BREKER, sculpteur officiel du Reich dont l’épouse était un ancien modèle de Derain. Cette participation à la propagande culturelle de l’Allemagne nazie, et l’échec de la libération d’artistes déportés ou prisonniers de guerre, dont le groupe s’était fait le porte-parole, leur sera durement reproché. Soupçonné en 1944, puis lavé de faits de collaboration, cet épisode eut de graves répercussions sur la fin de carrière de l’artiste et sur son marché : ses pièces d’après 1920 n’atteignent pas les beaux résultats de sa période fauve, loin s’en faut. Il meurt des suites d’un accident de voiture à Garches en 1954.