L’Arte Povera est-il moins précieux qu’avant ?

[06/11/2024]

Alors que la Fondation Pinault célèbre l’Arte Povera dans une exposition magistrale, Artprice se penche sur les évolutions contrastées de ce marché où les records brillent par leur absence depuis plus d’une décennie. L’Arte Povera est-il dévalué ? Que valent aujourd’hui ses artistes ?

Il faut remonter à dix ans pour retrouver des pointes d’enchères signées Giovanni Anselmo ou Luciano Fabro, témoins d’un moment unique où l’Arte Povera s’imposait en force dans le marché mondial des enchères. Entre 2014 et 2015, sous l’effet d’une conjoncture rare, les prix flambent, les œuvres italiennes des années 1960 séduisent à tour de bras, et l’Arte Povera atteint un pic historique. Artprice revient sur cette époque euphorique et explore les coulisses du marché actuel : que vaut l’Arte Povera aujourd’hui ?

Sommaire

Est-ce la fin des records ?
Une nouvelle ère de force et d’humilité retrouvée
Ce qui rend l’Arte Povera précieux

 

Est-ce la fin des records ?

Il y a dix ans, Piero Manzoni, figure pionnière de l’Arte Povera, déchaîne la salle de Sotheby’s en empochant plus de 20 millions de dollars pour son monumental Achrome des années 1950, doublant alors toutes les attentes. Ce record inattendu propulse l’Arte Povera sur le devant de la scène et marque le début d’une flambée : entre 2014 et 2015, le marché explose, et plus de 70% des artistes du mouvement décrochent leur record absolu. Le résultat de l’année 2014 culminent à 106 millions de dollars pour les artistes du mouvement, un score quatre fois supérieur à celui d’aujourd’hui. Que cache cette montée fulgurante ?

Evolution du produit des ventes aux enchères des artistes de l'Arte Povera
© artprice.com

2014-2015 : l’âge d’or

Les années 2014-2015 résonnent comme un âge d’or pour le marché de l’art mondial, où les enchères millionnaires battent leur plein. Pour l’Arte Povera, cette période est marquée par une ascension sans précédent, où les prix des meilleures œuvres explosent littéralement.

En tête de file, Piero Manzoni défie toutes les attentes avec un Achrome à plus de 20 millions de dollars, propulsant ce mouvement radical au sommet des enchères. Derrière lui, Jannis Kounellis et Mario Merz suivent avec des records flamboyants, à respectivement 2 millions et 1,7 million de dollars, tandis que Giovanni Anselmo décroche un record à 6,4 millions en 2015. Pour 70 % des artistes de l’Arte Povera, ces prix atteignent des sommets jamais égalés depuis. Seul Alighiero Boetti a récemment battu son record, obtenant 8,8 millions il y a deux ans.

  1. Piero MANZONI (1933-1963) 20,2m$ (en 2014)
  2. Alighiero BOETTI (1940-1994) 8,8m$ (en 2022)
  3. Giovanni ANSELMO (1934-2023) 6,4m$ (en 2015)
  4. Michelangelo PISTOLETTO (1933) 4,8m$ (en 2017)
  5. Luciano FABRO (1936-2007) 4,2m$ (en 2015)
  6. Pino PASCALI (1935-1968) 3,3m$ (en 2016)
  7. Jannis KOUNELLIS (1936-2017) 2m$ (en 2014)
  8. Mario MERZ (1925-2003) 1,7m$ (en 2014)
  9. Giuseppe PENONE (1947) 1,3m$ (en 2015)
  10. Giulio PAOLINI (1940) 629 000 $ (en 2015)
  11. Pier Paolo CALZOLARI (1943) 725 000 $ (en 2015)
  12. Gilberto ZORIO (1944) 358 000$ (en 2016)
  13. Marisa MERZ (1931-2019) 339 000$ (en 2014)

 

Qu’est-ce qui a déclenché une telle ruée ?
Au-delà de la dynamique générale du marché, un détail historique ajoute un parfum d’urgence : en Italie, les plus belles pièces de l’Arte Povera risquent d’être frappées d’une interdiction de sortie du territoire. Cette menace pèse sur les collectionneurs et marchands internationaux, poussant les enchérisseurs à redoubler d’ardeur pour acquérir ces œuvres avant qu’elles ne deviennent inaccessibles. Résultat : une concurrence féroce, des prix qui s’envolent et une période aussi éphémère qu’inoubliable pour le marché de l’Arte Povera.

Lire : Rapport sur le Marché de l’art en 2014

 

Quand l’Italie garde ses trésors, le marché mondial s’enflamme

La menace de voir les chefs-d’œuvre de l’Arte Povera cloués en Italie a sans doute alimenté l’explosion des prix. Les pièces les plus recherchées de Manzoni, Anselmo ou Pistoletto, issues des années 1950 et 1960, incarnent l’essence de ce mouvement révolutionnaire et fascinent les collectionneurs. Or, au sommet de la flambée des enchères, ces œuvres risquaient de passer sous le coup d’une réglementation italienne interdisant l’exportation des pièces de plus de 50 ans.

Autrement dit, la période la plus précieuse de l’Arte Povera menaçait de s’effacer du marché international. Face à cette perspective, les collectionneurs se sont précipités, propulsant les prix dans des sphères inattendues, même lors des ventes londoniennes et new-yorkaises qui ont vu éclore les records les plus impressionnants.

Si la législation italienne s’est depuis adoucie, le processus d’autorisation d’exportation reste un obstacle, restreignant la circulation de ces œuvres historiques. Résultat : les pièces les plus prisées de l’Arte Povera, issues de ses débuts audacieux, sont des perles de plus en plus rares sur le marché mondial.

Piero MANZONI (1933-1963), Linea (1959) Dessin, 33.5 x 23.8 cm De Vuyst, Lokeren, Belgique, 19 oct 2024 10 870$ (prix marteau)

Piero MANZONI (1933-1963), Linea (1959)
Dessin, 33.5 x 23.8 cm
De Vuyst, Lokeren, Belgique, 19 oct 2024
10 870$ (prix marteau)

 

Une nouvelle ère de force et d’humilité retrouvée

Après l’euphorie spéculative, le marché de l’Arte Povera s’est assagi, offrant une pause bien méritée à son sommet. Dernière preuve en date : un magnifique Achrome (1958-1959) de Manzoni s’est vendu pour 3,2 millions de dollars chez Christie’s Paris, un montant qui aurait probablement doublé en 2014. Aujourd’hui, cette accalmie laisse place à une offre plus accessible qui attire un public élargi, et les chiffres parlent d’eux-mêmes : le nombre d’œuvres d’Arte Povera adjugées l’année dernière a dépassé celui de 2014, avec 485 lots vendus contre 437.

Parmi les derniers coups de marteau, mi-octobre, Christie’s Paris voyait une sculpture en cuir et terre cuite de Gilberto Zorio partir pour 48 000$ (Stella, 1978). Même son de cloche pour un large dessin à l’argile de Mario Merz, cédé 82 000$, et une empreinte à la graphite de Giuseppe Penone qui a atteint l’estimation haute de 130 000$. La maison de ventes De Vuyst, en Belgique, voyait quant à elle un petit dessin de Piero Manzoni partir au prix minimal, sous les 11 000 $.

L’Arte Povera, toujours prisé malgré la baisse des enchères

Les taux d’invendus, eux, témoignent d’un marché plus sûr et plus sain : Gilberto Zorio, autrefois invendu à 54 %, affiche désormais un taux de seulement 33 %. Mario Merz et Giuseppe Penone enregistrent des invendus sous la barre des 30 %, tandis que les artistes de premier rang, les plus demandés, Alighiero Boetti, Piero Manzoni et Pier Paolo Calzolari, se maintiennent avec moins de 20 % d’invendus. Cette évolution souligne la résilience tranquille de l’Arte Povera, dont le charme brut semble loin d’avoir dit son dernier mot.

Le taux d’invendus de Pier Paolo Calzolari est nettement plus bas que lors du pic :

Le taux d’invendus de Pier Paolo Calzolari est nettement plus bas que lors du pic

L’essoufflement des prix n’a en rien affaibli l’attrait pour l’Arte Povera, dont les artistes continuent d’occuper une place cruciale dans les avancées conceptuelles et visuelles du 20e siècle. En tête de file, Alighiero Boetti s’impose le plus important du marché actuel, avec une centaine de ses œuvres vendues chaque année entre les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Europe. La demande pour ses créations, et pour celles de ses pairs, semble solidement ancrée et devrait perdurer au moins pour la prochaine décennie.

Lire : Alighiero Boetti (2014)

 

Ce qui rend l’Arte Povera précieux

Née d’une révolte profonde contre la société de consommation, l’Arte Povera secoue le monde de l’art dès les années 1960, depuis l’Italie. Ce mouvement audacieux transforme les matériaux bruts et naturels en œuvres d’art. Exit les œuvres précieuses sur piédestal : les artistes comme Giuseppe Penone et Michelangelo Pistoletto plongent le spectateur dans une expérience immersive où chaque objet et élément deviennent des invitations à réévaluer notre rapport au monde.

Bois, toile de jute, déchets… l’ordinaire se métamorphose en extraordinaire sous leurs mains, créant des icônes humbles et vivantes. Loin des discours académiques, l’Arte Povera prône une esthétique de la simplicité et de l’authenticité, tout en défiant l’art américain de l’époque. Plus qu’un mouvement, c’est un appel invitant chacun à se libérer des diktats de la culture dominante et à embrasser un art aussi brut que vivant.

Avec l’exposition Arte Povera, la Fondation Pinault ravive l’éclat de ce mouvement pionnier, tout en traçant de nouvelles connexions vers l’art contemporain. Treize artistes majeurs y prolongent l’esprit du mouvement. “Treize artistes, dont la pratique constitue une forme de résonance à l’Arte Povera, poursuivent cette histoire au long cours : de David Hammons, William Kentridge, Jimmie Durham, Anna Boghiguian dans les années 1980 à Pierre Huyghe, Grazia Toderi, Adrián Villar Rojas dans les années 1990, jusqu’à Mario Garcia Torres, Renato Leotta, Agnieszka Kurant, Otobong Nkanga, Theaster Gates et D Harding dans les années 2000. Chacun à leur manière, interroge, active et poursuit cet héritage.”

En revisitant les fondamentaux de l’Arte Povera, cette exposition redonne souffle à son audace, tout en montrant combien cet héritage vibre encore auprès des grands noms de l’art contemporain.

 

Exposition “Arte Povera
Paris, Bourse du commerce, jusqu’au 20 janvier 2025

 

Arte Povera – Italie – Taux d’invendus – Art Italien – Fondation Pinault