James Christie avant Christie’s : les premières ventes aux enchères

[16/07/2021]

Une paire de draps, deux taies d’oreiller et deux pots de chambre… Voici, parmi d’autres items, ce que contenait la vente du vendredi 5 décembre 1766, qui eut lieu à Londres et était annoncée comme « les véritables meubles de maison, bijoux, assiettes, armes à feu, etc… la propriété d’un noble personnage (décédé) ». Une vente banale pour l’époque, comprenant toutes sortes d’articles ménagers issus de la demeure d’un défunt propriétaire. Mais celle-ci a plus d’importance que les autres : il s’agit de la première vente aux enchères de James Christie, dans les murs de sa salle de vente permanente du Pall Mall. Des débuts modestes, mais bien vite, à compter de ce jour, la marque Christie’s ne fait que grandir ! Une maison de vente florissante devenue mondiale, qui a célébré en 2016 son 250e anniversaire.

James Christie (1730–1803) : l’homme de la situation

Thomas_Gainsborough_-_Portrait_of_James_Christie

Né en 1730 à Perth en Écosse, dans une famille relativement modeste, James Christie entame une courte carrière dans la Royal Navy, qu’il quitte vers 1750. Il rejoint Londres et trouve à s’employer chez un homme appelé Annesley, qui dirige une maison de vente aux enchères à Covent Garden. Le directeur prend bien vite le jeune et entreprenant Christie comme associé, qui travaille d’arrache-pied à réunir l’expérience et les fonds nécessaires à son indépendance. C’est chose faite en 1766, quand il organise donc ses premières ventes, dans l’entrepôt de l’imprimeur et libraire royal Richard DALTON à Pall Mall. Le lieu n’est pas anodin : c’est précisément là que se tiennent les tous premiers salons de la jeune Royal Academy… Opportuniste dans son apprentissage, il retient de l’exemple du marché français la pratique de rassembler des lots et de publier avec soin un catalogue par vente. Christie a également l’intelligence de s’associer à divers partenaires à l’occasion comme le marchand, Robert Ansell, qui se procure de précieuses collections pour Christie à l’étranger et devient si utile qu’il devient même partenaire de 1777 à 1784.

Le familier des aristocrates de l’art.

Il déménage pour de plus grandes salles un peu plus haut dans Pall Mall et se découvre un illustre voisin : Thomas GAINSBOROUGH. Le commissaire-priseur se forge rapidement de solides amitiés dans les hautes sphères artistiques et intellectuelles de Londres. On peut le voir régulièrement dîner avec l’auteur, homme politique et collectionneur Horace Walpole, le peintre Joshua REYNOLDS, le célèbre directeur de théâtre David Garrick et Richard Tattersall, fondateur de la première maison de vente aux enchères de chevaux de course. Ce noble club devient connu sous le nom de « Fraternité des parrains de Christie » ! [« Christie’s Fraternity of God Parents »] De fait, James Christie n’est pas un spécialiste de l’art. Il fait régulièrement appel à ses amis pour en savoir plus sur une attribution vague ou quérir un avis sur une estimation. C’est bien sûr un échange de bons procédés : en 1778, Thomas GAINSBOROUGH (1727-1788) peint _ gratuitement _ le portrait de son pétillant ami, à une condition : que la toile soit accrochée à un endroit bien en vue de la salle des ventes. Le peintre établit ainsi un parallèle avantageux entre les tableaux de maîtres anciens vendus chez Christie’s et son propre travail, une manière assez subtile de valider sa position et son autorité en tant qu’artiste. Dans ce tableau, Christie s’appuie nonchalamment contre ce qui est vraisemblablement l’un de ses propres paysages, faisant ainsi la promotion du genre qu’il préférait, lui qui affirmait le paysage était son genre pictural de prédilection (mais difficile à vendre à l’époque), la réalisation de portraits étant seulement son gagne-pain. Le marché actuel de l’artiste donne toujours la préférence à l’incroyable savoir-faire du peintre pour le portrait : sur ses dix plus hauts résultats, sept sont des portraits, culminant à plus de 9.3 m$ pour Portrait of Mrs. William Villebois, full-length, in masquerade dress chez Christie’s Londres en juillet 2011.

Le Roi de l’Epithète !

“Laissez-moi vous en conjurer, mesdames et messieurs, permettez-moi de mettre cette inestimable pièce d’élégance sous votre protection, observez seulement : la munificence inépuisable de votre générosité superlativement candide doit s’harmoniser avec l’éclat resplendissant de ce petit bijou !” (Eloquence or The King of Epithets, James Christie. Gravure fin XVIIIe National Portrait Gallery)

The_Specious_Orator,_James_Christie

Avant Christie, les ventes aux enchères sont des affaires banales et quotidiennes. Il en fait un divertissement, s’adressant autant aux classes moyennes naissantes qu’aux riches collectionneurs et connaisseurs, légitimant ainsi la vente aux enchères de beaux-arts comme une activité socialement acceptable. Ses « journées de visites privées » deviennent des événements et sa salle d’exposition est l’un des rares endroits à Londres où les gens peuvent librement entrer et voir des peintures de maîtres anciens avant l’avènement des musées publics. Connu pour ses manières persuasives et son langage élaboré, Christie transforme ses ventes en véritables spectacles : il fait l’acteur sur une estrade, derrière un pupitre qu’il fait réaliser sur mesure par un autre de ses amis alors très en vue, l’ébéniste Thomas CHIPPENDALE. Cette pose, ô combien familière aux habitués des salles de vente, est à l’époque révolutionnaire et attire l’attention sur le meneur de vente. Penché en avant, lunettes relevées, marteau à la main, il cajole de la voix un enchérisseur pour le convaincre de se séparer de « 50 000 £ – une simple bagatelle », comme dans un dessin satirique de 1794, titré « L’orateur spécieux » . Ces ventes-spectacles deviennent bientôt connues sous le nom de « vente par épithète ».
Christie est un excellent communiquant et il élabore diverses stratégies commerciales qui se révèlent payantes. Il organise des vernissages et des réceptions en soirée. Il achète des actions dans deux journaux, le Morning Chronicle et le Morning Post, dans lesquels il annonce les ventes futures et les journées de visites privées. Une fois la vente passée, on en trouve de délicieux récits dans d’autres journaux, comme celui de la vente Stowe, qui prend des proportions bibliques en s’étalant sur quarante jours.

1766-1795: Les premières ventes

Le premier lot du premier catalogue de la première vente de James Christie dans ses propres salles à Pall Mall, le 5 décembre 1766, est un ensemble de « six bols et assiettes à petit-déjeuner ». Il a été adjugé à un certain M. Sheppherd pour 19 shillings, ce qui, en tenant compte uniquement de l’inflation, se monte à environ 220$ aujourd’hui. Le total de ce que nous appelons aujourd’hui une vente de contenu, sur cinq jours revient à 174 £, soit 38 000$ aujourd’hui. Ces premiers catalogues sont succincts et strictement descriptifs, souvent lacunaires : l’énigmatique lot 90 de la cinquième journée de cette vente se présente comme « La Reine Elizabeth et l’Armada espagnole » et est martelée à 5 guinées, mais qu’est-ce ? Une peinture ? Une gravure ? De même, le lot 31 du deuxième jour « un bronze représentant Sir Isaac Newton, Pope & Handel, minutieusement réparé par l’ingénieux et regretté Mr Robiliac » bénéficie quant à lui d’une plus grande description, mais la raison pour laquelle l’ingénieux réparateur est plus digne d’être cité que le sculpteur lui-même reste un mystère…

Le début des ventes exclusives de tableaux

Christie se rend vite compte qu’il ne réussira jamais en vendant des draps et des pots de chambre. Le 21 mars 1767 a lieu sa première vente de peintures, « une véritable et précieuse collection de tableaux italiens, français et flamands, expédiés de l’étranger » qui ne rencontre qu’un relatif succès. Sur 41 lots seuls 10 trouvent preneur, la vente dépasse à peine les 200£ de l’époque. Mais il persiste, et en ajoutant son bagout, son sens des média et son réseau personnel, il réussit à concrétiser plusieurs ventes qui font grand bruit, tout en diversifiant sa manière de vendre de l’art. En 1778, il est approché par Lord Orford pour l’évaluation des tableaux de son défunt père, Sir Robert Walpole, de Houghton Hall. Christie, à son tour, fait appel à l’expertise des peintres Benjamin I WEST et Giovanni Battista CIPRIANI et du peintre-marchand Philippe Joseph TASSAERT. Il organise la vente en privé de la collection à l’impératrice russe Catherine la Grande pour un total de 40 455 £ (environ 3M$ aujourdhui).

George_Stubbs_010

En 1780, Gimcrack on Newmarket Heath, with a trainer, jockey and stable lad de George STUBBS est vendu pour la première fois chez Christie’s, il porte le numéro 82. Il est adjugé pour 27 guinées à George St. John, le futur Vicomte Bolingbroke, soit environ 3400$ de nos jours. Gimcrack était l’un des chevaux de course les plus célèbres du XVIIIe siècle. A l’inverse de ses collègues spécialisés dans les courses de chevaux, Stubbs voulait que ses portraits capturent le caractère unique de chaque animal et soient au plus juste de l’anatomie. Il capture un moment calme entre Gimcrack et son jockey revêtu de la casaque aux couleurs du riche propriétaire de Gimcrack, William Wildman, qui a commandé le tableau en 1765. Chef-d’œuvre de l’histoire de l’art sportif, l’œuvre est ensuite passée quatre fois chez Christie’s au fil du temps, culminant à plus de 36 m$ en 2011 ! Un progression unique sur plus de 2 siècles…

James Christie garde et entretient son réseau d’amitié, il organise une vente d’atelier de tableaux de son voisin et ami GAINSBOROUGH après la mort du peintre en 1788, et en 1795, c’est le tour de celui de Joshua REYNOLDS. Parmi les très nombreux lots du catalogue se trouve Suzanne et les Vieillards, une peinture à l’huile sur panneau de bois réalisée par REMBRANDT VAN RIJN en 1647, qui se trouve actuellement conservé à la Gemäldegalerie de Berlin. En 2015, des experts ont découvert que Reynolds, qui l’avait acquis en 1769, avait apporté des « modifications importantes » à l’arrière-plan de la peinture de Rembrandt, sans doute dans l’idée d’améliorer l’œuvre du Maître.
La Révolution Française ayant laissé des héritages en suspens, il se rapproche des membres de l’aristocratie exilés sur l’île britannique. C’est ainsi que la même année en 1795 il est en excellente position pour vendre les bijoux précieux ayant appartenu à Madame du Barry, maîtresse de Louis XV, décédée pendant la Terreur. Christie est au sommet, une position qui ne changera plus, jusqu’à ce que Sotheby’s commence à vendre des peintures impressionnistes et modernes à l’international dans les années 1950…

S’il revenait aujourd’hui, que penserait James Christie de la maison de vente aux enchères qu’il a fondée ? Aujourd’hui encore Christie’s est l’une des premières maisons de ventes aux enchères au monde. Avec 85 salles de ventes tout autour du globe ce géant du marché de l’art réalise toujours des records mondiaux. Mais le seul endroit où il se sentirait toujours chez lui serait à l’intérieur de la mythique Grande Salle, où le délicat protocole de la vente aux enchères a toujours lieu suivant les règles qu’il a contribué à mettre en place. Lui l’avant-gardiste, approuverait sans aucun doute l’adaptation de sa Maison aux nouvelles forme d’art et aurait applaudi à grand bruit le récent record NFT à 69,3 m$ de l’artiste digital BEEPLE adjugé _ sans marteau _ par Christie’s en 2021 !