Henry Darger : le destin posthume d’une oeuvre hors norme

[02/01/2024]

Mort seul, pauvre et inconnu il y a cinquante ans, Henry Darger compte aujourd’hui parmi les artistes les plus célèbres et les plus cotés de l’art brut.

 

S’il est mis en relief par André Breton dès les années 1920, c’est sous l’impulsion de Jean Dubuffet qu’émerge en 1945 l’expression d’art brut. Sous ce terme sont élevées au rang de créations artistiques des productions qui n’étaient alors perçues que comme des manifestations de troubles psychologiques où alors celles d’artistes profondément en marge des mouvances artistiques et du conformisme social de leur époque, privilégiant l’introspection individuelle. L’art brut (dit encore art Outsider ou art singulier) englobe ces artistes qui créent en dehors du monde officiel de l’art, de tout réseau et de tout cadre.

D’abord écartées du champ culturel, ces œuvres obtiennent une reconnaissance parisienne en 1967, avec une première exposition d’art brut organisée au Musée des Arts décoratifs de Paris. Neuf années plus tard, la Collection de l’Art Brut est inaugurée à Lausanne. Mais ce n’est que depuis le début du millénaire que ces créations, qui n’étaient pas destinées à être monnayées, font l’objet d’importantes dispersions aux enchères, de salons spécialisées à succès, d’acquisitions passionnées de la part de collectionneurs en quête d’authenticité.

Le pouvoir d’attraction exercé par les créateurs autodidactes provient des libertés plastiques qu’ils engagent comme de leur histoire personnelle car, au-delà des œuvres, c’est bien souvent le parcours des artistes qui séduit et touche les collectionneurs. Or, l’œuvre phénoménale d’Henry DARGER relève d’une histoire incroyable : peu avant sa mort en 1973, personne ne savait que cet homme solitaire était un immense artiste.

 

Henry Darger dans les collections du monde (source : site outsideronline.co)

Une vie de solitude pour une épopée colossale

Né dans un quartier pauvre de Chicago en 1892, Henry Darger est placé dans un foyer par son père après le décès de sa mère, puis dans une institution pour handicapés mentaux à Lincoln (où les mauvais traitements étaient monnaie courante et où des tortures d’enfants ont même été dénoncés), dont il s’enfuit à l’âge de dix-sept ans. Il rejoint Chicago à pied et trouve à travailler comme plongeur et homme de ménage dans des hôpitaux de la ville. Après le travail, il gagne son logement en évitant les interactions sociales, préserve sa vie de reclus dédiée à l’incroyable saga qu’il écrit en secret, une fantaisie complexe et obsessionnelle versant du raffinement de conte de fée à la cruauté la plus sanglante.

Henry Darger à Chicago Illinois vers 1970

En 1972, Henry Darger quitte son appartement pour être admis dans un hospice. C’est là que son logeur, Nathan Lerner, découvre le monde de l’artiste solitaire, composé d’une autobiographie de deux mille pages et d’une œuvre littéraire de plus de quinze mille pages intitulée The Story of the Vivian Girls, in What is known as the Realms of the Unreal, of the Glandeco-Angelinnian War Storm, Caused by the Child Slave Rebellion (“L’Histoire des Vivian Girls dans ce qui est connu sous le nom des Royaumes de l’Irréel, et de la violente guerre glandéco-angelinienne causée par la révolte des enfants esclaves”) . Un trésor d’une folle densité pour lequel Darger a inventé, pendant 42 ans, des nations et des langues, des races et des géographies.
Pour illustrer sa fiction, il a réalisé plusieurs centaines d’aquarelles mettant en scène des héroïnes aux visages poupons, de charmants enfants décalqués dans des magazines puis mis en scène dans des situations bucoliques ou cruelles, dont d’affreuses des scènes de tortures entre les héroïques Vivian Girls et les sanguinaires Glandeliniens.

Isolement, troubles de la santé mentale, traumatismes (dont celui de la première guerre mondiale pour laquelle il a été enrôlé dans l’armée américaine en 1917), Darger incorpore dans son œuvre des éléments personnels dont, peut-être, son vœu de sauver des enfants maltraités. Mais il dépasse totalement les vicissitudes de son autobiographie en livrant l’une des œuvres les plus imaginatives et les plus singulières du 20e siècle.

 

Répartition géographique du produit des ventes mondial de Darger aux enchères (copyright Artprice.com)

Un marché démarginalisé

Lorsqu’il demande à Darger ce qu’il doit faire de sa trouvaille, Nathan Lerner n’obtient pas de réponse précise. Pour l’artiste mourant, il est trop tard. Lerner décide de tout conserver après la mort de Darger (avril 1973) et propose des dessins à quelques professionnels du milieu de l’art américain pendant les 20 années suivantes. À la mort de Nathan Lerner en 1997, sa veuve Kiyoko fait don de nombreuses œuvres à la Collection de l’art brut de Lausanne (Suisse), au MoMA, ainsi qu’au Musée d’art moderne de Paris. Le travail de Darger commence à être exposé dans le monde entier et certains historiens de l’art le citent comme l’un des plus grands exemples d’art brut.

Les dessins, que Nathan Lerner auraient vendu autour de 1 000$ pièce dans les années 70’, valaient autour de 10 000$ à la fin des années 80’. Ils commencent à atteindre des prix conséquents au début des années 2010, lorsque la maison de ventes Christie’s se penche de plus près sur le cas Darger. Plusieurs œuvres dépassent les 100 000$ chez Christie’s Paris en 2013, après que Darger ait intégré les collections du Musée d’Art Moderne de Paris à la suite d’un don exceptionnel de la succession de l’artiste.

La cote de l’artiste suit par ailleurs la forte croissance du marché de l’art brut au tournant des années 2010. À l’époque, les auteurs d’art brut commencent à être sérieusement collectionnés par les plus prestigieux musées et leurs œuvres font une percée dans des expositions internationales, notamment à la Biennale de Venise en 2013. Dès lors, les grands dessins de Darger – certains se déploient sur plus de deux ou trois mètres de long – commencent à changer de main à des prix dépassant les 500 000$, le record ayant été établi à 750 000$ chez Christie’s Paris en 2014, pour une composition recto-verso de 3,3 mètres de long (Sans titre).

 

Henry Darger, Sans titre, détail de l’oeuvre vendu 750 000$ chez Christie’s Paris en 2014

 

Les acteurs culturels des sphères publiques et privées ont travaillé à libérer l’art brut des préjugés et à le sortir de sa marginalisation en repensant la place de cette expression plastique singulière au cœur de l’histoire de l’art. Aujourd’hui encore, des résistances demeurent car l’art brut est finalement peu montré dans le flot des expositions et des salons d’art contemporain mais plusieurs signaux prouvent que les frontières craquent : certaines galeries internationales commencent à ouvrir leurs cimaises à ces créations hors norme (dont David Zwirner qui s’occupe de la succession de Bill Traylor), et de grands collectionneurs se pressent de plus en plus nombreux aux foires Outsider art de New York et de Paris. Le profil des acheteurs d’art brut change. Il ne se limite plus au petit cercle initial des collectionneurs exclusifs d’art brut. Ces créations sortent de la marge pour intégrer des collections américaines et européennes de premier plan mais malgré l’expansion de ce marché, les œuvres d’art brut les plus valorisées s’échangent encore, et s’échangeront peut-être toujours, à des prix très inférieurs aux œuvres les plus cotées du marché de l’art.

.
Article Artmarket publié dans notre magazine partenaire Gestion de fortunes