Flambée des artistes africains : l’exemple d’Aboudia

[25/10/2022]

La jeune scène africaine est devenue l’un des grands leviers du marché de l’art. Aboudia Diarrassouba fait partie des nouveaux élus, sur lesquels se ruent les collectionneurs internationaux.

En cinq ans, le marché des enchères s’est totalement ouvert sur l’Afrique et les premiers talents reconnus ont été hissés à des niveaux de prix conformes à ceux des jeunes stars de l’art européen et américain dans une forme d’urgence. Le marché est si tendu que tout ou presque se vend. Tout est allé très vite en effet dans la consécration d’artistes africains et issus des diasporas par le marché international, comme pour réparer un “oubli”… et le rôle des maisons de ventes a été essentiel dans la vélocité de cette émergence. Celui de quelques spéculateurs aussi, les sources de profits étant aussi conséquentes que rapides dans cette chasse aux nouveaux talents.

 

Aboudia, Haut les mains (Hands up), 2020. Provenance Jack Bell Gallery puis vendu chez Christie’s  Londres au décuple de l’estimation basse le 9 mars 2022 (378 000£)

Ventes en cascade

Nombreux sont les artistes africains capables d’afficher des taux de réussite absolu aux enchères : Amoako Boafo, Toyin Ojih Odutola, Ismail Isshaq, Oluwole Omofemi, Godwin Champs Namuyimba, Kwesi Botchway, Alioune Diagne, Foster Sakyiamah… pour n’en citer que quelques-uns. Un taux de vente de 100% est un phénomène exceptionnel sur le marché de l’art, face à un ratio mondial établi à 62%, toutes époques et toutes nationalités confondues.

Aboudia Abdoulaye DIARRASSOUBA, 41 ans, est devenu, de façon fulgurante, l’une des coqueluches des collectionneurs du monde entier. Ses toiles s’arrachent à Marrakech, à Londres, Paris, New York, et même jusqu’à Hong Kong et Pékin. L’agitation est telle que le prix de ses œuvres a été multiplié par 10 en dix ans à peine, et que la moitié de ses toiles sont désormais valorisées à plus de 50 000$ pièce aux enchères, avec des poussées de prix allant désormais, pour les plus importantes, à 500 000$ et au-delà !

 

Aboudia : évolution de son produit des ventes aux enchères en million de dollars (copyright Artprice.com)

Déborder les frontières

Comment cet artiste d’origine ivoirienne, qui vit et travaille entre Brooklyn et Abidjan, a-t-il conquis si vite le cœur des collectionneurs du monde, et pourquoi ses œuvres enflamment-elles les enchères à ce point ? Revenons quelques années en arrière pour comprendre la mécanique d’un tel engouement.

Aboudia est né en 1983 à Abengourou, une petite ville de Côte d’Ivoire située à 200 kilomètres de la capitale financière du pays, Abidjan. Intéressé par l’art dès son plus jeune âge, il remporte, à l’âge de 15 ans, un concours intitulé “Dessine-moi ton rêve”. Enhardi par cette approbation, il décide de poursuivre son rêve et d’étudier l’art, malgré la ferme opposition de son père. Livré à lui-même et confronté à des difficultés financières, il s’inscrit à l’École des arts appliqués de Bingerville en 2003 pour se perfectionner en peinture murale. En 2005, il sort diplômé de l’Institut des Arts d’Abidjan.

Les années qui suivent sont difficiles, Aboudia ne trouvant pas d’écho favorable auprès des galeries. Mais il va bientôt se révéler en déployant toute son énergie créatrice, alors qu’il côtoie de très près les violences de la deuxième guerre civile qui éclate en mars 2011, suite à la dissension entre les fidèles de Laurent Gbagbo et les partisans du président élu Alassane Ouattara. Témoin des carnages perpétrés à côté de son studio, Aboudia sublime la terreur et réalise 21 toiles à grande échelle, représentant des corps humains éparpillés parmi des fusils, des crânes, des bâtiments rasés. La puissance évocatrice de ses images sur la nature des conflits en Côte d’Ivoire est telle qu’elles sont utilisées par les médias occidentaux pour couvrir la guerre. C’est ainsi que l’œuvre commence à déborder les frontières de son pays.

 

Aboudia : répartition géographique de son produit des ventes aux enchères (copyright Artprice.com)

 

L’après Pangaea

Rapidement repéré par le galerie britannique Jack Bell, il bénéficie d’un premier solo show à Londres en 2011 où l’on convoque, pour décrire son travail, la vitalité de Basquiat, la force noire de Goya, l’urgence d’un Twombly et la quête d’authenticité de Dubuffet. Trois ans plus tard, Aboudia fait ses débuts aux États-Unis, où il est accueilli par la galerie Ethan Cohen à New York. Nous sommes en 2014, année qui marque un tournant dans la carrière du jeune peintre, dont les œuvres font également partie de l’exposition collective “Pangaea: New Art from Africa and Latin America” à la Saatchi Gallery de Londres. C’est à cette époque que le travail d’Aboudia commence à être acheté par certains des meilleurs collectionneurs d’art internationaux.

C’est à cette même époque qu’arrive le premier pic de prix aux enchères : en mai 2014, pendant l’exposition Pangaea, Bonhams vend à Londres une toile d’Adoudia pour 16 000$ (I remember when all this was trees), or ce prix double les sommes atteintes l’année précédente par l’artiste, alors qu’il était introduit aux enchères par la même maison de ventes. Ensuite, c’est une trainée de poudre : les oeuvres d’Aboudia font de plus en plus parler, sont de plus en plus montrées, et les maisons de ventes sont de plus en plus nombreuses à diffuser son oeuvre : en France avec Millon, Piasa, Artcurial, Cornette de Saint-Cyr; à Londres où Christie’s et Sotheby’s rejoignent Bonhams en proposant ses oeuvres à partir de 2017. En 2018, Aboudia intègre une vente très courue : New Now, organisée par Phillips à New York. Sa signature est désormais installée au cœur des ventes les plus suivies par les collectionneurs internationaux d’art contemporain, et les prix grimpent d’année en année.

En 2018, Bonhams vend une oeuvre pour 42 000$; l’année suivante, Piasa cède un lot de dessins pour près de 79 000$; en 2020, Sotheby’s frappe le marteau à 99 000$ pour une grande toile; Christie’s grimpe à 223 000$ en mars 2021, un nouveau seuil de prix auquel vont se conformer plusieurs grandes toiles dans les mois suivants. Un an passe, et Christie’s double ce score, avec près de 500 000$ obtenus pour Haut les mains (Hands up) en mars 2022. Enfin, 607 000 $ sont déboursés en juillet 2022 pour une toile sans titre de 2018.

Aujourd’hui, face à la forte demande et à la flambée des prix, plusieurs acquéreurs de la première heure soumettent leurs œuvres à la loi du plus offrant, empochent des plus-values inouïes et achètent, peut-être, de jeunes artistes encore inconnus de la scène artistique internationale…

 

 

Article paru chez notre partenaire Diptyk magazine