Ernest Pignon Ernest : un pionnier engagé et modeste

[03/01/2023]

Considéré comme un pionnier du Street Art, Ernest Pignon Ernest est pourtant moins coté que de jeunes artistes en vogue. Décryptage d’un parcours hors des sentiers battus, pour une œuvre encore abordable.

À 80 ans, fraîchement élu à l’Académie des Beaux-Arts (2021), Ernest Pignon Ernest ne se réclame aucunement du Street Art. Tout l’en distingue a priori – l’intention, le style, l’esthétique – si ce n’est qu’il inscrit l’art dans la rue depuis plus de cinquante ans, avec une poésie et une constance forçant l’admiration des artistes urbains les plus populaires et les plus cotés, dont Banksy.

 

Un parcours hors des sentiers battus

Ernest PIGNON-ERNEST naît en 1942 à Nice, d’une mère coiffeuse et d’un père travaillant aux abattoirs. Rien dans ce contexte familial ne le prédestine à l’art, mais le dessin lui vient dès l’enfance comme un don. Après l’obtention de son BEPC (1957), il travaille à mi-temps chez un architecte, ce qui lui permet de gagner sa vie tout en perfectionnant son trait.

Dans le Nice fécond des années 1960, le jeune homme côtoie des artistes comme Ben Vautier, Arman, Claude Viallat, Martial Raysse ou Bernar Venet. Il s’intéresse déjà passionnément à la poésie et à la peinture, s’inspire de Greco, de Picasso, de Francis Bacon, qui lui confiera plus tard son admiration. En 1966, il emménage dans le Vaucluse où il réalise ses premières installations dans l’espace public : une silhouette noire convoque les victimes d’Hiroshima et de Nagasaki à l’heure où les forces nucléaires françaises s’installent sur le plateau d’Albion. Déjà, il considère qu’il “ne s’agit pas de faire des images politiques, (mais qu’) il y a une manière politique de faire des images”. Dès lors, son dessin sera toujours poétique et engagé : Ernest Pignon Ernest cherche à éveiller les consciences, soulignant des évènements tels que la guerre d’Algérie, le projet de loi en faveur de l’avortement porté par Simone Veil, l’apartheid et le sida en Afrique du Sud, la situation des migrants en Europe, entre autres.

Le dessin d’Ernest Pignon Ernest est académique, soigné, d’une grande exigence esthétique. Très en marge des tendances de l’art contemporain, ce style a parfois été considéré comme anachronique. C’est pourtant la puissance réaliste de ses représentations humaines grandeur nature qui provoquent le saisissement. Car chaque personnage, sérigraphié et collé dans l’espace urbain, fait jaillir, au détour d’une rue, une présence qui ne manque pas de bousculer émotionnellement les passants. La relation au lieu est essentielle dans cette démarche : l’image est conçue pour s’inscrire dans un lieu spécifique que l’artiste essaie de comprendre au préalable, en abordant autant son espace que sa mémoire, historique ou symbolique.

 

Réception de l’oeuvre

Avant d’être sérigraphiées, les images sont d’abord de grands dessins patiemment réalisés en atelier aux fusains, gommes et peinture blanche. Rien de commun avec l’urgence des graffitis ultra colorés qui rythment habituellement nos paysages urbains. Mais puisqu’il fut l’un des premiers à sortir l’art dans la rue dans les années 60, et qu’il agit sans autorisation, collant ses images de façon “sauvage” la nuit, Ernest Pignon Ernest est considéré comme un pionnier du Street art : titre non réclamé qui lui a valu un surcroît de popularité ces dernières années.

Descendre l’art dans la rue, c’est l’offrir à la plus large l’audience possible. Certains dessins en ont gagné une immense popularité : Pasolini tenant dans ses bras son propre corps et le portrait de Rimbaud collé sur les murs de nombreuses villes depuis 1978, sont devenus iconiques. Aimé du grand public, admiré par de nombreux artistes et penseurs, représenté par une galerie historique et internationale (la galerie Lelong, depuis 2009), Ernest Pignon Ernest a pourtant manqué de soutien du côté des institutions culturelles. Certes, il fut exposé, en 1979, à l’Animation Recherche Confrontation (ARC) du Musée d’art moderne de la ville de Paris, à l’invitation de Suzanne Pagé; en 1986, à la Biennale de Venise à l’invitation de l’Italie; puis en 1995 au Musée d’art moderne et d’art contemporain de sa ville natale, Nice. Mais en règle générale, les grandes expositions auxquelles il a participé (Munich, Pékin, Genève, Rome, etc.) sont le fruit d’initiatives étrangères ou privées. C’est le cas de la plus grande rétrospective de l’artiste à ce jour, organisée en 2010 par Bénédicte Lesueur et Henri Jobbé-Duval à la Rochelle (490 œuvres furent accrochées), et encore aujourd’hui, avec l’importante exposition qui lui est consacrée à Landerneau, au Fonds Hélène & Édouard Leclerc pour la culture (jusqu’au 15 janvier 2023).

 

Les rares dessins sont disputés

Fragiles et éphémères, ses œuvres de rues sont vouées à disparaître, mais l’artiste en garde tous les croquis, les travaux préparatoires et les photographies in situ. Les œuvres réalisées en amont et en aval des installations sont commercialisées, ainsi que des estampes, qui constituent les trois-quart des œuvres vendues aux enchères (73% depuis 2021), majoritairement vendues pour moins de 500$.

 

Ernest Pignon Ernest : répartition des lots vendus par gamme de prix (copyright Artprice.com)

 

Ernest Pignon-Ernest est donc un artiste abordable, y compris pour ses œuvres uniques dont les prix ne sont pas encore à la hauteur de sa notoriété. Les meilleurs dessins – de grands formats mesurant plus d’un mètre, parfois deux, s’échangent entre 15 000$ et 25 000$ lorsque des formats plus modestes, ou des techniques mixtes mêlant dessin et photographie, sont accessibles autour de 10 000$. Sa cote semble néanmoins s’affermir, car des dessins récemment mis aux enchères ont été particulièrement disputés. Citons une étude à l’encre de chine, réalisée en 1997 pour la série de personnages installés dans des cabines téléphoniques de Lyon et Paris : estimée 1 500$ en mai 2022 chez Genève enchères, elle s’est finalement arrachée pour 8 880$ (Composition n°57 (cabine téléphonique)). Un prix conséquent pour un dessin mesurant seulement 24 centimètres… S’agit-il d’un emballement relatif à la belle qualité de ce petit format ou du signe d’une hausse en cours des prix ? Les dessins sont trop rares (généralement pas plus de cinq vendus aux enchères par an), et les collectionneurs trop décidés, pour ne pas pencher pour la deuxième option.

 

Ernest Pignon Ernest : distribution géographique du produit des ventes aux enchères (copyright Artprice.com)