Eli Broad: le collectionneur déraisonnable

[25/05/2021]

« L’homme raisonnable s’adapte au monde ; le déraisonnable persiste à essayer d’adapter le monde à lui-même. Par conséquent, tout progrès dépend de l’homme déraisonnable. » George Bernard Shaw.

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Eli Broad avait faite sienne cette maxime, il en avait même tiré le titre de son autobiographie/manuel de réussite publiée en 2012, The Art of Being Unreasonable. La citation était reproduite sur un presse-papier que son épouse Edye lui avait offert. Son adhésion à la « pensée déraisonnable » l’a conduit à créer deux sociétés du classement Fortune 500 et élaborer une nouvelle approche de la philanthropie. Il a contribué à améliorer l’accès à l’éducation scolaire de communautés défavorisées, au financement d’instituts de recherche scientifique et à certains des plus grands musées d’art contemporain du monde. Durant cinq décennies, le cofondateur du groupe immobilier Kaufman & Broad et SunAmerica a fait la pluie et le beau temps sur la scène artistique de Los Angeles, avec une fortune estimée par le magazine Forbes à 6,9 M$ (environ 5,7 milliards d’euros). Le collectionneur et mécène américain est mort le 30 avril 2021 dans sa ville de cœur à l’âge de 87 ans.

Eli Broad, le rêve américain

Né à New York le 6 juin 1933, Eli Broad est le fils d’une couturière et d’un immigrant juif lituanien, propriétaire de magasins « tout à 1$ » à Detroit. Son père, soucieux de se fondre dans sa nouvelle patrie, modifie le nom de famille original de Brod, auquel il ajoute un «a». « Broad » en anglais signifie large, mais ça ne suffit pas au tout jeune Eli, déjà animé d’une rage de se démarquer. À 13 ans, il découpe des timbres sur les enveloppes et les vend à des philatélistes de tout le continent, à 16 ans, il a amassé assez d’argent de poche pour payer 600 $ une Chevrolet de 1941. Il étudie la comptabilité à la Michigan State University et en 1956, à 23 ans, il lance sa première grande entreprise, avec 12 500 $ empruntés à son beau-père. Son associé Donald Kaufman vient aussi de la famille, c’est le cousin par alliance de sa femme. Il construit des maisons et leur nouvelle entreprise, KB Home, suit la courbe ascendante de l’accès à la propriété dans l’Amérique de l’Après-Guerre, avec des maisons individuelles standardisées et bon marché : c’est le succès. En 1963, le jeune millionnaire déménage la société à Los Angeles. Infatigable, il développe des services financiers ajustés aux besoins des propriétaires. Son autre société SunLife, qui vend une assurance retraite aux baby-boomers est également une réussite. En 1999, lorsque l’assureur a fusionné avec la multinationale AIG pour 18 M$, 3M$ sont allés sur le compte en banque personnel de Broad. Il a pris sa retraite cette année-là pour se consacrer à plein temps à sa collection d’art.

La collection : « Life is richer when you live it among the dreamers »

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A l’origine, c’est Edythe l’amatrice d’art ! A Los Angeles, elle visite assidûment des galeries comme Ferus ou Nicholas Wilder dans les années 1970 et achète ses premières œuvres sur papier. « Je partais en voyage d’affaires et quand j’étais à l’étranger, elle achetait des estampes. Un jour, elle a acheté une magnifique affiche de Henri DE TOULOUSE-LAUTREC, que j’ai reconnue. Cela m’a rendu curieux. » se souvenait Eli Broad en 2016. A partir de ce moment là, les achats prennent une autre dimension : en 1972, il acquiert un premier dessin de la période d’Arles de Vincent VAN GOGH (1853-1890) et la collection s’épanouit rapidement, en commençant par les grands noms, MIRO, MATISSE, MODIGLIANI. Le Van Gogh de 1887 étant très fragile, il ne peut être exposé facilement, et les Broad l’échangent bientôt contre un panneau rouge sang de Robert RAUSCHENBERG (1925-2008), Red Painting : ils ne collectionneront plus jamais d’art du XIXe siècle.
Le couple affine ses goûts et se concentre sur l’art d’après-guerre et l’art contemporain. Ils sont à l’affût de l’actualité des artistes contemporains vivants, c’est aussi pour Eli Broad, connu pour négocier pied à pied, une manière de limiter les prix d’achats. Il est parmi les premiers à acheter les photographies conceptuelles de Cindy SHERMAN (1954) à 150 $/pièce, vues pour la première fois dans le sous-sol de la galerie Metro Pictures, à New York ( Untitled # 96 de 1981 s’est vendu 3,89 m$ chez Christie’s en 2011). Dans les années 1980, les Broad acquièrent des œuvres de l’artiste phare de L.A., Ed RUSCHA, des peintres new-yorkais Jean-Michel BASQUIAT et Eric FISCHL, et du néo-expressionniste allemand Anselm KIEFER.
Eli et Edye passent des décennies à écumer les ventes aux enchères, les galeries et à visiter des foires d’art internationales. Mais ils préfèrent nouer des relations personnelles avec les artistes, passant de longs moments dans leurs studios et les invitant dans leur somptueuse demeure de Brentwood. « Collectionner, ce n’est pas seulement acheter de beaux objets. Pouvoir connaître des artistes, voir comment ils perçoivent la société, c’est une expérience formidable et amusante. »
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Eli Broad a une manière très personnelle de collectionner : Il défraie la chronique du petit monde des salles de vente, en achetant un Roy LICHTENSTEIN de 1965, «I… I’s sorry», pour 2,5m$, qu’il règle avec une carte de crédit. En 1994, acheter une œuvre d’art avec une American Express est inédit et repose largement sur la réputation de solvabilité de l’acheteur ! C’est devenu la règle jusqu’à ce que l’usage récent de cryptomonnaie renouvelle la manière d’acquérir de l’art. Le couple innove également en concluant des contrats directement avec des artistes comme Jeff KOONS par exemple, pour acquérir des œuvres avant même leur création. Ces méthodes expérimentales ont favorisé l’accroissement d’une immense collection, même si certains critiques pointent sa qualité inégale suivant les artistes. Eli Broad avait le réflexe de rechercher la bonne affaire à tout prix, en affaire ou en art. Son fond de 28 peintures et dessins d’Andy WARHOL, par exemple, ne fait pas la distinction entre le brillant travail de l’artiste dans les années 1960 et les pièces moins innovantes de la fin des années 1970. Ceci dit, la collection Broad fait l’unanimité, par l’accumulation d’œuvres de qualité muséales.
Les Broads partagent généreusement leur collection et fondent la Broad Art Foundation en 1984 pour organiser les prêts de leurs chefs-d’œuvres. Au cours des années suivantes, la fondation prête près de 9000 œuvres à plus de 550 musées et galeries dans le monde. Mais elle ne suffit plus ! Déplorant les centaines d’œuvres qui reposent à l’ombre d’espaces de stockage faute de pouvoir les exposer, les Broad réfléchissent à la construction de leur musée.

Le « Lorenzo De Médicis » de Los Angeles (Connie Bruck, The New Yorker 2010)

Dans les années 1960, quand les Broad emménagent, Los Angeles est une ville en devenir d’un point de vue culturel : pas d’opéra, de compagnie de ballet ou de théâtre de grande envergure. Il y a un groupe d’artistes en pleine expansion, John BALDESSARI, Ken PRICE, Larry BELL et d’autres, mais ce sont des galeries new-yorkaises qui font la promotion de leur travail. Le LACMA ne devient une institution indépendante _ grâce à l’industrie du divertissement _ qu’en 1965, presqu’un siècle après le Metropolitan Museum. L’attitude locale envers l’art contemporain est au mieux circonspecte, au pire scandalisée.
Cinquante ans plus tard, rien à voir ! THE BROAD, le musée abritant la collection d’Eli et Edye, ouvre ses portes en grande pompe sur Grand Avenue, en septembre 2015, avec un orchestre de 49 musiciens et le discours d’accueil de Bill Clinton. L’exposition inaugurale présente plus de 60 artistes, principalement des Américains, des Allemands et quelques Britanniques (dont Damien HIRST et Jenny SAVILLE, mais pas de Lucian Freud, Francis Bacon, Peter Doig ou même, bien qu’il s’agisse de LA, David Hockney). Sur plus de 11000 m² se déploient 42 œuvres de Jasper JOHNS et 19 de Cy TWOMBLY, Jeff Koons a un hall à lui tout seul et Yayoi KUSAMA une triple salle. Toutes les stars de l’Art Moderne et Contemporain sont présents, Christopher WOOL, Glenn LIGON, Takashi MURAKAMI, etc. Mais le couple est formel : THE BROAD est leur musée, il reflète leurs goûts personnels, pas les décisions raisonnées d’un comité institutionnel. Et Eli de comparer sa collection a un gigantesque pari : « Nous ne savions pas ce qui se passerait avec BASQUIAT ou Keith HARING lorsque nous les avons achetés. Les gens disent maintenant que ce sont des chef d’œuvres. Ce n’était vraiment pas le cas à l’époque. »

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Aujourd’hui, Eli Broad s’est éteint mais son nom s’étale en police large, partout dans Los Angeles : au Museum of Contemporary Art (MOCA), dont il fut le cofondateur et longtemps l’un des principaux donateurs, au Los Angeles County Museum of Art (LACMA) aussi, qui compte en son sein le Broad Contemporary Art Museum, et à l’université UCLA, dotée depuis 2006 d’un Broad Art Center. Sans oublier son musée privé, THE BROAD. Animé d’une feuille de route personnelle ambitieuse, il a fait rimer son patronyme avec « Road », droit au but.