Egon Schiele Superstar

[10/07/2018]

Le profil d’une rock-star, des peintures aux sujets scandaleux, des modèles trouvés dans les bas-fonds de Vienne, un mode de vie bohème réprouvé par la morale bourgeoise, un séjour en prison et une mort précoce… Egon Schiele est, 100 ans après sa mort, toujours aussi sulfureux.

Plusieurs événements commémorent cette année le centenaire de la disparition d’Egon SCHIELE (1890-1918). À Vienne, le musée Leopold présente une exposition anniversaire jusqu’au 11 novembre 2018. Inauguré en 2001 et rassemblant la collection privée que possédaient autrefois Rudolf et Elisabeth Leopold, ce musée abrite le plus vaste ensemble d’œuvres d’Egon Schiele au monde. L’exposition s’appuie ainsi sur le riche corpus du musée et sur des prêts de qualité. La Fondation Louis Vuitton proposera, du 3 octobre 2018 au 14 janvier 2019, de réunir les enfants terribles Jean-Michel Basquiat et Egon Schiele, avec deux expositions simultanées. La sélection comprend près de quatre-vingt dessins signés Schiele, gouaches et peintures, avec des prêts de qualité comme Femme enceinte et Mort (1911) de la Národní galerie à Prague, ou le Portrait de l’épouse de l’artiste assise tenant sa jambe gauche (1917) de la Morgan Library. Retour sur cet artiste singulier, superstar de l’année 2018.

De la rupture au scandale

Incroyablement précoce, et déjà marqué par la mort successive de son père et de sa sœur aînée, Egon Schiele entre en 1906 à l’Académie des Beaux-arts de Vienne, là même où Adolf Hitler échouera deux ans plus tard. A l’étroit dans ce qu’il considère comme un enseignement trop classique, il rompt avec ses maîtres, fonde un “Groupe pour le nouvel Art” avec ses amis Anton Peschka, Hans Böhler ou Franz Wiegele, mais surtout se rapproche de la Sécession Viennoise et de son chef de file, Gustav Klimt. Malgré les trente ans qui les séparent, les deux hommes s’accordent sur le désir de s’affranchir des codes, de renouveler l’art. De Klimt, Schiele prend tout : il s’affranchit de l’arrière-plan, qu’il dore volontiers. Il s’intéresse aux tourments de l’âme et veut exprimer l’idée de la fin inéluctable de la vie, dans une Vienne très marquée par les premières thèses psychanalytiques de Freud. De cette période datent certains des plus beaux résultats de l’artiste en salle des ventes, comme le superbe Porträt des Malers Anton Peschka (1909 vendu 11,3m$ chez Sotheby’s Londres en 2001), un grand format presque carré, où les mains du modèle, qui deviendra le beau-frère de l’artiste, reçoivent le traitement qui deviendra si caractéristique de l’œuvre de Schiele.

Cette année 1909 marque un tournant dans sa carrière : Schiele participe à une exposition publique à Klosterneuburg et présente ses œuvres à l’Exposition internationale des Beaux-Arts à Vienne (Internationale Kunstschau), ce qui lui permet d’établir ses premiers contacts avec des collectionneurs et des personnalités du monde de l’art qui lui resteront fidèles jusqu’au bout, comme Otto Wagner ou Josef Hoffmann, le tout puissant directeur des Ateliers d’art de Vienne. Rapidement, Schiele veut aller plus loin et prend de la distance vis-à-vis de son maître. Il fera de Wally Neuzill, l’ancien modèle de Klimt, sa compagne et sujet de nombre de ses œuvres.

Au début des années 1910, à la suite de ses premières expositions, ses dessins, très souvent érotiques, commencent à lui apporter le succès autant qu’ils scandalisent la bourgeoisie viennoise. Les soupçons l’accusant de détournement de mineur n’arrangent rien et Schiele finit en prison pour outrage à la morale publique en 1912. C’est à sa sortie qu’il se mesure vraiment à son “père” artistique. Plus remonté que jamais contre l’ordre établi, il peint Le Cardinal et la Nonne, parallèle dévoyé du Baiser de Klimt. Il y met toute la somme de son apprentissage, de ses frustrations et de ses angoisses, plaçant ce sujet transgressif au centre d’une composition où la pulsion de mort le dispute à la pulsion de vie. En mars 1918, la 49e exposition de la Sécession sacre son travail. Il vend beaucoup et reçoit des commandes. C’est au faîte de sa carrière que le destin de l’artiste est brutalement fauché par la grippe espagnole trois jours après son épouse et l’enfant qu’elle portait.

Des paysages et des corps

Il n’est pas étonnant que les vues de maisons ou les paysages constituent emportent les plus hautes enchères. Il s’agit là d’oeuvres de maturité particulièrement rares. Les paysages de Schiele ne reflètent pas la réalité géographique mais ils laissent transparaître l’état émotionnel de leur créateur. Il sont des “visions”, des “réminiscences”, des affections joyeuses ou mélancoliques qu’il peint de mémoire. Les petites maisons de mosaïques colorées sont de véritables paysages intérieurs, des vibrations personnelles. Et si le public connait bien les corps tourmentés qu’il a peint, il connait généralement moins ce versant pourtant essentiel de son travail, qui se trouve pourtant être le plus coté. Le plus haut prix jamais atteint pour une œuvre de l’artiste est en effet tenu par une Maison avec linge de couleurs (Häuser mit bunter Wäsche). En 2011, cette toile s’envolait pour 40 m$ chez Sotheby’s à Londres, une coquette somme qui doublait presque le précédent record de l’artiste… Les riches acheteurs ne sont donc pas à quelques millions près pour peu que l’oeuvre soit d’une qualité muséale indéniable. La provenance des œuvres compte aussi beaucoup dans la valorisation. En l’occurrence, ces 40 m$ ont été déboursés pour une toile provenant de la fameuse collection de Rudolf Leopold, fondateur du Musée Leopold à Vienne, et avant cela de la collection Heinrich Böhler, riche industriel et mécène de l’artiste. Une origine sans faille et prestigieuse propice au record. Cette toile comptait aussi parmi les plus abouties de l’artiste, mais toutes les oeuvres de cette période n’ont pas capacité à recueillir tant de suffrage. L’année dernière, une toile de sujet de dimension similaires à cette Maison avec linge de couleur était présentée chez Christie’s à Londres (Einzelne Häuser, le 27 juin 2017). Elle n’a pourtant pas trouvé preneur malgré une estimation basse de 25 m$, paraissant très avantageuse face au prix du record de 40m$.

Bien vite, l’artiste délaisse les paysages pour s’intéresser à l’Homme et à ses tourments. Son premier sujet, c’est lui. Viennent ensuite les aliénés et les femmes: ses modèles, ses maîtresses, mais aussi des enfants ou des prostituées. Egon Schiele dessine vite, et beaucoup. Les œuvres graphiques représentent ainsi logiquement plus de 50 % des œuvres qui passent en vente publiques (les dessins de corps noueux sont difficilement accessibles pour moins de 300 000 $). Son “coup de crayon” devient presque sa marque de fabrique. Pour lui, le dessin a une valeur pour son immédiateté, sa spontanéité et même son inachèvement. La coloration devient même secondaire et ne sert qu’à renforcer l’expression qu’il veut donner au sujet. Il évolue progressivement en donnant aux parties arrondies du corps des formes anguleuses soulignées des traits fins, et précis. Ses célèbres autoportraits le représentent, au sens propre et figuré, comme un écorché vif. Le chef-d’œuvre Nu masculin assis (autoportrait) que le musée Leopold ne manquera pas de mettre en vedette lors de l’exposition du centenaire est un manifeste du style de l’artiste. La couleur de la peau est celle d’une chair en décomposition. Plus encore que les courbes ou les muscles, Schiele s’attarde sur les nerfs et les lignes de torsions du corps. Des cheveux fous, un regard fiévreux, un corps noueux, l’artiste accepte et renvoie une terrible image de lui.

L’œuvre de Schiele, taxée de “dégénérée” par le régime nazi, restera longtemps scandaleuse malgré une redécouverte récente. Et elle continue de choquer : la campagne d’affichage consacrée au centenaire de sa mort dans toute l’Europe cette année a été censurée par certaines municipalités, dont celles de Londres, Cologne ou Hambourg. L’office du tourisme de Vienne a donc décidé d’envoyer de nouvelles affiches sur lesquelles les organes génitaux sont masqués avec un trait d’humour. “Pardon ! 100 ans d’âge et toujours trop audacieux !”, peut-on lire sur les affiches…