Dora Maar à la Tate Modern

[28/01/2020]

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Artiste et intellectuelle engagée, Dora Maar fut reconnue de son vivant, signant des contrats de commandes, publiant dans de nombreux magazines, exposant avec l’avant-garde des années 30. A la fin de son histoire d’amour avec Picasso, sa détresse, sa profonde dépression, la coupe des autres. Elle s’isole volontairement mais son activité reste intense, consacrant une quarantaine d’années à la peinture. La majorité de ce travail est malheureusement tombé dans l’oubli. Pire, l’évocation de son nom s’est trop souvent limité à sa relation avec Picasso, dont elle fut compagne et muse pendant huit années. Plus de 20 ans après sa mort, une rétrospective fait enfin la lumière sur la richesse de son œuvre.

Une artiste de son temps

 Dora MAAR s’est dotée d’une solide formation artistique : des études à l’Union centrale des Arts Décoratifs puis à l’École Technique de Photographie et de Cinématographie à Paris, mais aussi à l’académie Julian et à l’École des Beaux-arts, qui offrent, chose rare, le même enseignement aux femmes qu’aux hommes. Son tempérament la conduit rapidement vers les artistes et les penseurs essentiels de l’époque : André LHOTE (avec qui elle peint), BRASSAÏ (avec qui elle partage la chambre noire), Jean Renoir (dont elle est photographe de plateau), George Bataille (son amant).

Déterminée et talentueuse, elle publie sa première image à 23 ans, puis travaille pour Jean Patou, Lanvin, Chanel, Schiaparelli en tant que photographe de mode. En marge de ce travail de commande, la jeune femme descend dans la rue et documente la vie sociale tout en donnant une dimension fantastique à ses clichés. Lorsqu’elle compose ses premiers photomontages dans les années 30′, elle fait partie intégrante de l’avant-garde surréaliste et expose à plusieurs reprises avec Man Ray ou Hans Bellmer. Lorsque Pablo PICASSO entre dans sa vie en 1936, elle délaisse la photographie pour la peinture. Mais c’est après leur rupture en 1943 qu’elle devient vraiment peintre, pendant plus de quarante ans. Cette production méconnue a été cédée aux enchères après sa mort en 1997, dispersée chez des centaines de collectionneurs avant même d’avoir été inventoriée.

Dora Maar - nombre de lot vendu. le pic coincide avec l'exposition au Centre POmpidou

Dora Maar – Nombre de lots vendus aux enchères depuis 2000. Le pic coincide avec l’exposition au Centre Pompidou (Paris). Copyright Artprice.com

Un marché sous influence

Dans les deux années suivant le décès de Dora Maar, une manne de 600 œuvres, dont 255 peintures, ont été soumises à la loi du plus offrant. La plupart des toiles sont parties pour quelques centaines de dollars, mais le prix de quelques-unes à flambé, celles, en l’occurrence, représentant la figure tutélaire de Picasso. Au cours de l’automne 1998, la société de ventes Piasa a ainsi cédé trois portraits représentant l’illustre amant de la jeune peintre, pour plus de 50 000 $ chacun.

Les portraits que Dora Maar fit de Picasso sont des denrées rares plus que jamais recherchés, si bien que les acquisitions faites lors de cette vente d’atelier se sont avérées très rentables. Certaines de ces toiles ont d’ailleurs réalisé d’exceptionnelles plus-values. La toile la plus chère de la vente Piasa de 1998 (Portrait de Pablo Picasso, 1936) tient aujourd’hui encore le record absolu de Dora Maar, mais à 711 000 $ depuis sa revente chez Sotheby’s en 2009, contre 58 000 $ obtenus 10 ans plus tôt. Ce record récompense une œuvre qui rend hommage à Picasso sur le fond comme sur la forme: les aficionados sont près à payer le prix fort pour une Dora Maar sous influence, comme ils privilégieront une toile de Jeanne Hébuterne si elle se rapproche stylistiquement de son compagnon Amedeo Modigliani.

L’écart de cote demeure abyssal entre les deux artistes : face aux 711 000 $ du Portrait de Pablo Picasso, il faut compter entre 20 et 25 millions de dollars pour une toile de Picasso brossant le portrait de Dora Maar à la même époque (Buste de femme (Dora Maar), 22,6m$, Christie’s New York en 2016). Et, lorsque le moindre crobard du maître décroche au moins quelques milliers de dollars, quelques centaines de dollars suffisent pour obtenir une jolie composition abstraite de Dora Maar.

Le marché de ses photographies est quant à lui soutenu grâce à un « corpus très varié, entre la période commerciale, le surréalisme et l’œuvre tardive », commente Jonas Tebib, spécialiste chez Sotheby’s. Les clichés favoris des collectionneurs restent les photomontages surréalistes, notamment celui intitulé Les années vous guettent (1932). Cette image fantastique superpose une toile d’araignée au visage de Dora, la silhouette de l’insecte lui faisant office de troisième œil. Surréaliste à souhait, le tirage a atteint 350 000 $ en 2015 (Les années vous guettent, Christie’s). Multiplié par trois en 10 ans, ce prix rejoint le record obtenu pour une photographie de Hans Bellmer (374 500 $ avec Self-Portrait with Die Puppe). En matière de photographie surréaliste, Dora Maar n’a presque rien à envier à ses homologues masculins.

De nouveau, la reconnaissance

Son marché a été réactivé ces derniers mois par une exposition itinérante inaugurée au Centre Pompidou de Paris (été 2019),  à la Tate Modern (jusqu’au 15 mars 2020) avant de rejoindre le Getty Center de Los Angeles. Cette prestigieuse rétrospective a considérablement accéléré les transactions – le nombre d’œuvres vendues aux enchères ayant largement quadruplé en 2019 – sans avoir d’impact réel sur la réévaluation de l’œuvre. Au cours des derniers mois, plusieurs dessins – principalement des natures mortes – ont encore fait l’objet de transactions timides, en partant entre 200 et 500 $ dans les salles de ventes parisiennes.

L’itinérance de l’exposition à Londres puis aux États-Unis aura-t-elle une incidence positive sur les prix ? Elle permet en tout cas de dévoiler toutes les facettes de Dora Maar à travers plus de 500 œuvres et documents dont certains clichés et peintures sont exposés pour la première fois au public. Le parti pris de la rétrospective est d’exposer la complexité du travail en dehors de ses relations amoureuses et de sa position de muse. Ce faisant, l’exposition célèbre aussi la force d’émancipation de femmes à une époque où le degré de notorié des artistes se mesurait à l’aune du genre, masculin d’abord.