Beeple, du crypto succès au réel triomphe

[13/04/2021]

A voir Mike Winkelmann – pull-chemise, petites lunettes et tempes grisonnantes – on ne se doute pas que cette façade de père de famille abrite l’imaginaire de Beeple, un monde halluciné, peuplé de cyborgs Hillary Clinton, de zombies Mark Zuckerberg, et de vaisseaux futuristes dans des villes robotiques verticales. Qui est donc BEEPLE (1981), le plus bankable des crypto-artistes du moment?

Le JPEG qui valait 69m$

Beeple, Hexagonia, (Everyday 06.25.16)

Beeple, Hexagonia, (Everyday 06.25.16)

Le grand public a découvert Beeple au moment où l’horloge de Christie’s, mise en route le 25 février s’est arrêtée le 11 mars dernier sur une adjudication record de plus de
69 m$ avec les frais, pour EVERYDAYS: THE FIRST 5000 DAYS, une somme supérieures aux prix obtenus pour des oeuvres matérielles de sommités de l’art telles que  REMBRANDT ou Jackson POLLOCK… Beeple figure désormais parmi les trois artistes les plus chers du monde de leur vivant, tous supports confondus, après David HOCKNEY et Jeff KOONS.

L’oeuvre ainsi récompensée est un fichier numérique unique pour une œuvre plurielle, The First 5000 Days étant composée d’autant d’images, numériques elles aussi, réalisées par Beeple, depuis le salon familial d’une banlieue de Charleston, Caroline du Sud.

La genèse de cette œuvre singulière nous conduit dans le Wisconsin, d’où Mike Winkelmann est originaire. Diplômé d’informatique au début des années 2000, l’homme se lasse finalement de concevoir des sites internet et démarre son projet Everydays le 1er mai 2007 : créant une image par jour. Qu’il pleuve ou vente, qu’il se marie ou le jour de la naissance de ses deux enfants : il crée.

Dans ce qui n’est encore qu’une technique pour améliorer son geste, Beeple s’inspire de la pratique quotidienne de Tom JUDD, scanne sa production et la poste sur Internet. Au fur et à mesure, il bascule dans le tout numérique, se concentrant sur un nouveau logiciel ou une nouvelle technique chaque année, par exemple Adobe Illustrator en 2012, suivi de Cinema 4D en 2015.

Sur les murs de la maison familiale, point de tableaux, mais de multiples écrans. Ce pourrait être une installation de plasticien : les moniteurs sont suspendus à l’aide de gros câbles au-dessus d’une baignoire qui tempère ces machines gourmandes en énergie, branchées continuellement sur CNN ou FoxNews.

Chroniqueur acide du monde actuel, l’artiste s’abreuve d’actualité comme les impressionnistes s’abreuvaient de nature. L’omniprésence de Donald Trump, Hillary Clinton ou Kim Jong-Un, pour ne citer qu’eux, dans ses First 5000 Days, prouvent à quel point la politique américaine, intérieure ou extérieure, a pu peser dans ses sujets d’inspiration. Il y a aussi la culture populaire, quand il détourne des emojis ou des héros de Disney à la manière d’un Victor CASTILLO numérique. Ce sont les images les plus récentes, qui occupent un gros tiers de l’œuvre, au coin en bas à droite. On peut ainsi remonter le temps et le style de Beeple, des paysages de science-fiction peuplés de structures robotiques des années 2015 aux formes abstraites colorées de celui qui s’essaye à de nouveaux outils numérique en 2010 pour aboutir aux fameux dessins des débuts en 2007, en haut à gauche de la « toile ».

Beeple, torial overLAUD w/ maximum blowage. (Everyday. 16-04-2010)

Beeple, torial overLAUD w/ maximum blowage. (Everyday. 16-04-2010)

Dans le monde numérique, Beeple est tout sauf n’importe qui. Ses quelques 2 millions d’abonnés sur les réseaux sociaux se sont révélés être une formidable vitrine pour ses essais quotidiens. Il a aussi noué de profitables relations commerciales avec des compagnies comme Nike, Apple ou SpaceX. Son univers a également attiré l’attention de personnalités comme Nicki Minaj, le groupe Imagine Dragon ou Katy Perry qui lui ont confié leur image. Sa reconnaissance acquise faisait déjà flamber, en février dernier, son Crossroads au prix 6,6 m$ (l’artiste a touché 10% sur la vente) sur la plateforme Nifty Gateway, spécialiste du marché de l’art virtuel.

Nouvelle donne sur le Marché de l’Art

A la fin de la vente Christie’s du 11 mars 2021, un pseudo – Metakovan – avait remporté le graal du premier NFT vendu par Christie’s. Derrière ce Metakovan, se trouve en réalité Vignesh Sundaresan, entrepreneur indien basé à Singapour. Spécialiste de la blockchain, M. Sundaresan est loin d’être un bleu dans le monde de la cryptomonnaie, puisque c’est ainsi qu’il est devenu millionnaire. Il a déclaré avoir voulu témoigner de son ascension sociale en achetant cette œuvre collage, pour «montrer aux Indiens et aux personnes de couleur qu’ils pouvaient être également des mécènes ».

Il a réglé sa note avec 42 329 Ether, la devise du réseau Ethereum, avec laquelle la société Christie’s fait ses premiers pas dans le domaine de la cryptomonnaie. C’est la première fois qu’une maison de vente traditionnelle accepte ces échanges dématérialisés, authentifiés sur la blockchain.

Sotheby’s n’entend pas laisser sa rivale s’accaparer un public natif de la technologie numérique qui ne s’intéresse pas au marché de l’art traditionnel. La maison de vente a donc annoncé sa collaboration avec l’artiste numérique Pak, fondateur d’Archillect, une plate-forme de partage de contenu visuel basée sur l’Intelligence Artificielle, pour la vente d’un NFT.

La valeur des cryptomonnaies a explosé à partir de 2017. Le prix du Bitcoin, la monnaie virtuelle pionnière, a augmenté de plus de 1300% en 2020, celui de sa concurrente directe, Ether, a augmenté de 8000%. Le fonctionnement des crypto-monnaies, sécurisé par la technologie d’une blockchain décentralisée, est désormais appliqué au marché de l’art, primaire et secondaire.

Les crypto artistes, dont les œuvres digitales deviennent soudainement uniques et collectionnables, voient leur cote exploser. Matt Hall et John Watkinson, qui dirigent la plateforme NFT Lavalabs, sont les créateurs des CryptoPunks, une collection de 10.000 figures pixelisées, générées par un algorithme et dotées de divers accessoires. Le « punk » n.7804 par exemple, s’est vendu pour 42000 Ether (7,57 m$) le 11 mars dernier.

punk-variety-2x

Matt Hall et John Watkinson, Cryptopunks

Étant rattachés aux cryptomonnaies, la valeur des objets de collection numériques augmentent et diminuent à un rythme beaucoup plus rapide que leur équivalent dans le monde de l’art analogique. De nombreux spécialistes pensent que les cryptomonnaies s’effondreront sous le poids de la spéculation financière. Beeple lui-même, et bien qu’il en profite, compare cette frénésie à la bulle d’internet en 2000. Mais le cryptoart, le cryptomarché et les cryptocollectionneurs sont là pour durer. C’est un monde où il est possible de posséder une œuvre d’art, sans en être propriétaire.

L’art numérique circulant sans limite, la notion classique de “propriété” s’avère déroutante pour certains. Mais la blockchain permet deux éléments capitaux : elle simplifie l’achat et la vente, permet des transactions rapides, directes et peu coûteuses, c’est-à-dire plus démocratiques et universelles. Elle fournit également la chaîne de provenance et d’authenticité qui rassure. Au final, ce que vous possédez ne nécessite aucun entretien, ne peut être détruit ou endommagé, a une provenance garantie et ne nécessite aucune assurance, frais d’expédition, frais de stockage ou frais de transaction en
cas de revente. L’œuvre vous appartient de notoriété publique, mais elle peut toutefois être visible par n’importe qui, comme si vous aviez prêté pour toujours votre RUBENS à un musée public. De manière dématérialisée, le crypto marché de l’art joue avec les règles connues dans le « monde réel », au rythme des modes, des bulles spéculatives et des coups de cœur.