Artprice au Sotheby’s Institute of Art de New York : Le Marché de l’Art a atteint un tournant dans son histoire

[04/03/2020]

L’histoire de l’art étudie traditionnellement l’évolution des courants artistiques selon des critères précis de dates, de lieux, de mouvements et de techniques, mais elle ouvre aujourd’hui la porte à des systèmes d’inter-connectivités beaucoup plus flexibles. Cette évolution s’inspire de la liberté qu’offrent Internet et les réseaux sociaux qui tissent des liens dynamiques entre les idées, les expositions, les artistes et les œuvres.

thierry Ehrmann, Président et Fondateur d’ArtMarket.com : « Les musées nous ont habitués à regarder l’histoire de l’art de façon linéaire, en rassemblant les œuvres par époques et par mouvements. Mais les musées se laissent aujourd’hui séduire par une présentation beaucoup plus libre. Au MoMA par exemple, le nouvel accrochage rassemble dans une même salle Les Demoiselles d’Avignon (1907) de Pablo Picasso, une sculpture Quarantania (1947/53) de Louise Bourgeois et la toile American People series #20: Die (1967) de Faith Ringgold. Cette présentation a sans doute quelque chose à voir avec ce qui se fait aussi dans les catalogues de ventes aux enchères, où les œuvres contemporaines sont mises en perspective avec des chefs-d’oeuvre anciens ou modernes, et vice versa. On se souvient que le Salvator Mundi trônait en effet dans une session de vente d’Art Contemporain et d’Après-Guerre chez Christie’s ».

A l’occasion de la sortie de son Rapport Annuel du Marché de l’Art en 2019, Artprice a organisé une table ronde au Sotheby’s Institute of Art de New York pour discuter de ce changement de paradigme. Artprice tient à remercier toutes celles et tous ceux qui ont assisté à ce débat le 3 mars 2020 ainsi que les experts qui ont accepter de partager leurs idées et toute l’équipe du Sotheby’s Institute of Art.

Two-points-of-view

Chocs visuels et associations d’idées

Lorsqu’en 1937 le MoMA présente l’exposition Prehistoric Rock Pictures in Europe and Africa, sous la direction d’Alfred Barr, celui-ci avait déjà tenu à exposer des œuvres de Miro et de Picasso à côté des relevés pariétaux de Leo Frobenius. Mais comme l’a précisé sur France Culture en juin 2019 le préhistorien Emmanuel Guy « [les œuvres modernes et préhistoriques] n’étaient pas tout à fait mélangées. Les choses étaient volontairement rapprochées mais il y avait encore cette pudeur, on va dire, qui consistait à les séparer spatialement ». En 2019 au contraire, dans l’exposition Préhistoire : une énigme moderne du Centre Pompidou, les Vénus paléolithiques se mélangent sans pudeur aux sculptures de Giacometti, de Moore, de Brancusi ; une toile de Miro fait directement face à des outils préhistoriques et les relevés de Leo Frobenius sont placés juste avant une vidéo de Pierre Huyghe.

Nous sommes désormais habitués à ces rapprochements entre des formes d’art extrêmement contrastées et nous cherchons même à les solliciter. Le Château de Versailles a invité plusieurs années durant des artistes contemporains à exposer dans son jardin et ses salons : Jeff Koons, Xavier Veilhan, Takashi Murakami, Bernar Venet, Lee Ufan, Anish Kapoor ou encore Olafur Eliasson. Ces associations entre des artistes contemporains et un décor follement baroque ont permis de provoquer, à chaque fois, un choc visuel. Lorsqu’il fonctionne, ce choc offre une façon tout à fait originale de regarder à la fois les oeuvres anciennes et les pièces contemporaines.

Judd Tully, écrivain et critique d’art : « un très bon exemple, que certains d’entre vous ont pu voir il y a quelques années au Frick Museum, est celui de la collection de Tomilson Hill qui réunit des sculptures de la Renaissance et des peintures de Francis Bacon, de Cy Twombly, etc. Ce collectionneur a contribué à populariser le mélange d’oeuvres d’époques différentes, d’abord dans son appartement et aujourd’hui dans sa fondation à Chelsea. Lorsque j’ai eu l’occasion un jour de l’interviewer, je lui ai demandé d’où lui venait cette idée de mélanger les genres. Il m’a répondu que c’était le décorateur Peter Marino qui avait commencé ».

Tomilson Hill serait aussi l’acquéreur du Caravage de Toulouse. Or quand le tableau a été vendu en juin 2019, une exposition consacrée au peintre abstrait Christopher Wool inaugurait sa toute nouvelle fondation.

Des liens souples et flexibles

Ces associations directes ou indirectes entre des artistes que plusieurs siècles séparent offrent une liberté qui ressemble à celle que permettent les réseaux sociaux, notamment avec les hashtags. Quant aux chocs visuels entre des œuvres anciennes et ultra-contemporaines, ils affolent évidemment Instagram et Pinterest.

Peter Falk, éditeur de Discoveries in American Art : « Instagram est devenu très puissant sur le marché de l’art. Aujourd’hui la question est de savoir s’il s’agit d’un facilitateur ou d’un perturbateur. Si c’est un facilitateur, quelle est la prochaine étape évolutive ? Est-ce qu’Instagram peut créer de nouveaux mouvements ? ».

Artprice s’intéresse aux hashtags car ils permettent d’identifier des tendances sur le marché de l’art en identifiant des points communs entre des choses aussi variées que des lieux, des expositions ou des artistes. Il y a par exemple toute une génération d’artistes femmes qui ont en commun d’être des peintres afro-américaines de moins de 50 ans, utilisant des techniques de collage pour réaliser des portraits de leur amis ou de leurs rencontres. Il y a aussi tout un ensemble d’artistes proches de la scène street art qui puisent ses références dans la culture populaire et enregistre des résultats surprenants à Hong Kong. Les hashtags permettent de faire des liens souples entre des choses qui pourraient échapper à l’histoire de l’art traditionnelle, peut-être parce qu’elles évoluent trop vites.

Hashtags

Kathy Battista, du Sotheby’s Institute of Art : « Le plus grand changement est de savoir qui écrit l’histoire. Nous possédons un héritage très long de ce point de vue, avec des personnalités comme Alfred Barr qui ont écrit l’histoire de l’Art Moderne. Maintenant soudain tout le monde écrit une histoire, complètement démocratisée par Internet et les réseaux sociaux. Nous vivons dans une ère nouvelle, dans laquelle les hashtags sont emblématiques. Aujourd’hui il est passionnant de voir comment le milieu académique répond à ce phénomène. A l’Université de Yale par exemple, Tim Barringer, qui dirige le département d’Histoire de l’Art, s’est débarrassé des canons ».

Longtemps en effet l’histoire de l’art a été dominée par les canons occidentaux : artistes-hommes-blancs-hétérosexuels. Mais les choses sont en train de changer de manière spectaculaire et parfois même provocatrice. A Los Angeles, la galerie David Kordansky a choqué le marché de l’art en réservant certaines pièces de l’exposition de Lauren Hasley à des collectionneurs d’une ‘certaine ethnicité’. Ce cas extrême est cependant exceptionnel et Kathy Battista reconnaît tout de même que « c’est rafraîchissant d’entrer dans le Whitney Museum et de voir une toile de quatre mètres de haut d’une personne noire devant un barbecue ! »

Les œuvres sont à présent reliées par des liens beaucoup plus souples qu’avant, moins contraignants et surtout que l’on veut en constante évolution. C’est ainsi que plusieurs salles du MoMA devraient changer tous les six mois, afin de montrer un plus grand nombre d’œuvres et proposer de nouvelles associations. Il ne fait aucun doute que le Marché de l’Art devra développer de nouveaux outils pour s’adapter à cette accélération.