Art Brut : un marché décomplexé
[30/01/2018]Des œuvres originales allant de moins de 200 $ à près de 700 000 $ réunies dans une même vente ? C’est chose possible avec les ventes thématiques réservée à l’art Outsider. A l’image des œuvres « outsider » elles-même, ce marché est hétéroclite en styles comme en gamme de prix, et ce de manière tout à fait décomplexé.
L’art Brut n’est plus une terra incognita de la création ni du commerce de l’art. Les « marginaux » de l’art ont désormais leurs expositions, leurs foires, leurs collectionneurs et leurs ventes thématiques. Le 19 janvier dernier, Christie’s en organisait une en marge de la New York Outsider Art Fair (18-21 janvier 2018) : la dispersion de la collection de Marjorie et Harvey Freed. Parmi les 90 lots de cette vente, plusieurs œuvres étaient accessibles pour moins de 1 000$ (celles de Shields Landon JONES, Leroy ALMON, Henry SPELLER, Mike RODRIGUEZ, Jake T. MCCORD, etc. ), et plusieurs nouveaux records (Aloise Corbaz, Lee Godie, William Dawson…) démontrent le dynamisme de ce marché.
Moins de 5 000 $
Avec 47 lots de plus vendus pour moins de 5 000 $ (dont 17 pour moins de 1000 $), la vacation du 19 janvier rappelle que l’Art Outsider n’est pas un marché de « stars » mais un espace de découverte accessible à tout collectionneur, y compris avec un budget modeste.
Le peintre afro-américain Mose Tolliver est parmi les plus abordables du genre. La plupart de ses œuvres changent de mains pour quelques centaines de dollars seulement, bien qu’il fasse partie des collections de plusieurs grands musées, dont le Metropolitan Museum of Art de New York, le American Folk Art Museum ou le Smithsonian Museum Of American Art de Washington. Le 19 janvier dernier, Christie’s vendait un Pink-Faced Man peint sur panneau pour 1 500$, ce qui constitue la quatrième meilleure enchère de cet artiste très abordable.
Lee Godie est peut-être la seule artiste Outsider connue pour avoir fréquenté le monde officiel de l’art. Elle voulait en faire partie et y parvint. Bien connue dans le champ Outsider, honorée d’une rétrospective au centre culturel de Chicago en 1993, Lee Godie reste une artiste abordable puisque les 5 000 $ emportés par son dessin recto-verso Three Hands on a Piano / Ellyn in Profile constitue son record d’enchère.
Plusieurs sculptures de Dawson était proposées lors de cette vente Christie’s, dont une représentant un homme vêtu d’un pull à rayures (Man with a Striped Sweater) vendue pour 3 500 $. L’artiste signait par contre son record d’adjudication avec un autre lot, un cowboy sculpté et peint cédé 9 000 $, soit 11 250$ frais inclus le même jour.
Plus de 100 000 $
Jean Dubuffet ne verrait peut-être pas d’un bon œil la récupération de l’Art Brut par le marché si il était encore parmi nous. Mais l’Art Outsider reste un contre-point essentiel face aux arts « officiels » où « à la mode », et c’est l’une des raisons qui en fait son succès phénoménal. Il amène une énergie qui fait souvent défaut dans l’art contemporain, renouant avec l’émotion, la biographie et les voies intérieures. Ce marché se construit depuis une quinzaine d’années déjà, depuis l’ouverture de l’Outsider Art Fair à New York en 1993. Aujourd’hui, les collectionneurs se ruent sur quelques denrées rares de l’Art Brut, dont les dessins constitutifs de l’incroyable saga d’Henry Darger.
Un grand dessin recto-verso de l’artiste (deux mètres de long) est parti au triple de l’estimation basse atteignant 672 500 $ : 93 At Jennie Richee, are chaced for long distance by Glandelinians with blood hounds est devenue la seconde œuvre la plus cher de Darger le 19 janvier. Le record reste celui enregistré chez Christie’s Paris le 2 décembre 2014 avec une composition recto-verso sans titre de 3,3 mètres de long, vendue au triple de l’estimation, pour un résultat final de près de 750 000 $ frais inclus. Rappelons que c’est à la mort de l’artiste que son logeur découvre une autobiographie de deux mille pages, et une œuvre littéraire de plus de quinze mille pages intitulée In the Realms of the Unreal (Dans les royaumes de l’irréel). Un trésor accompagné de plusieurs centaines d’aquarelles de grands formats, mettant en scène des héroïnes au sexe masculin, les Vivian Girls. Ce monde tout à la fois naïf et terrifiant, emprunte à la bande dessinée et à la littérature enfantine du début du XXème siècle. Il raconte une fantaisie obsessionnelle versant du raffinement de conte de fée vers la cruauté la plus sanglante.
Bill Traylor fait aussi partie des artistes favoris des collectionneurs. Un dessin de 1939, intitulé Drinking Man with Dog, s’est vendu pour 137 000$ le 19 janvier, contre une estimation de 30-50 000$. Marjorie et Harvey Freed possédait plusieurs œuvres de Bill Traylor, acquises pour moins de 1 000$ chacune il y a quelques années, auprès du galeriste spécialiste d’art Outsider Carl Hammer, à Chicago. Les 1 200 dessins sur carton connus de l’artiste ont été réalisés en quelques années seulement, Bill Traylor ayant commencé à dessiner en 1939, à l’âge de 75 ans.
William Edmondson a été le tout premier artiste afro-américain exposé au Museum of Modern Art (1937). Il est aussi l’un des artistes Outsider les plus cotés, ayant atteint 785 000 $ en janvier 2016, avec une sculpture en pierre de 43 centimètres (Boxer, Christie’s, New York). Deux sculptures viennent à nouveau de passer les 100 000$ chacune.
Son dessin recto-verso Aristoloches est parti bien au-dessus de sa fourchette d’estimation le 19 janvier, au prix final de 137 500 $, signant là le record mondial de l’artiste. La qualité de la provenance a indéniablement fait monter les enchères, les Aristoloches ayant fait partie de la collection personnelle d’André Breton, l’un des premiers admirateurs de l’oeuvre de Corbaz avec Jean Dubuffet.
Ce 30 janvier 2018, c’est à Paris que les collectionneurs vont diriger leur attention : la société Tajan organise une vente « Art brut, art naïf et neuve invention » particulièrement dense (183 lots), où les œuvres d’André Bauchant côtoient celles de Scottie Wilson, de Louis Soutter d’Aloys Zotl, de Madge Gill ou d’Aloise Corbaz… De part et d’autre de l’Atlantique, l’année démarre avec le dynamisme de l’art Outsider.
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