Afro-britanniques, brève histoire d’une émergence sur le marché

[31/03/2020]

Dans le Londres des années 80, “L‘art noir est passé des marges au centre de la culture britannique grâce à des personnalités comme Eddie Chambers, Lubaina Himid et Keith Piper, dont la campagne pour une plus grande représentation de l’art noir en Grande-Bretagne a culminé avec l’exposition historique The Other Story organisée à la Hayward Gallery en 1989. A l’époque, plusieurs institutions britanniques achètent déjà des artistes de référence comme Sonia BOYCE (1962), figure de proue du British Black Art, un groupe d’artistes féministes qui contestent les canons de l’histoire de l’art occidentale dans des pratiques abordant des problématiques liées à la colonisation et à la représentation du corps féminin noir. Mais le monde de l’art étant capricieux, l’effervescence est retombée dans les années qui ont suivi. La voix de ces artistes et penseurs engagés n’a été à nouveau relayée avec force qu’une trentaine d’années après les premières expositions marquantes.

Le rôle de la Tate

La Tate travaille activement sur les artistes afro-britanniques de la fin du 20e siècle. En 2010, une première exposition retraçait l’impact des artistes et intellectuels noirs dans la formation du modernisme du début du 20e siècle à nos jours. Cette exposition majeure organisée à la Tate Liverpool dressait un portrait de l’hybridité visuelle et culturelle dans l’art moderne et contemporain, en regroupant des artistes comme Picasso, Kara Walker, Isaac Julien, Adrian Piper, Ellen Gallagher ou Chris Ofili.

L’année suivante, la Tate Britain invite Lubaina HIMID (1954), une figure de proue du British Black Art dans l’Angleterre des années 1980. Son travail a célébré la créativité noire et la diaspora africaine tout en défiant l’invisibilité institutionnelle, et son engagement lui a valu d’être décorée dans l’ordre de l’Empire britannique pour services rendus à la cause des artistes noires en 2010. Peu après la réception de son titre, la Tate l’a nommé commissaire de Thin Black Line(s), une exposition sur la contribution des femmes artistes noires et asiatiques dans l’art britannique dans les années 1980. Puis la Tate s’est portée acquéreur de Destruction of the National Front, œuvre politique dEddie Chambers réalisée peu après une intervention télévisée de Margaret Thatcher dans laquelle elle disait comprendre « les craintes du peuple britannique d’être submergé par des immigrants de couleur » (janvier 1978, World in Action). Ces mots – qui ont nourri des sentiments xénophobes et la montée en puissance du Front national – avaient alors propulsé Tatcher de 11% dans les sondages.

Dans son livre Black Artists in British Art: A History Since the 1950s, la même Eddie Chambers évoque le triumvirat triomphant des artistes afro-britanniques : Steve MCQUEEN (1969)Yinka SHONIBARE (1962) et Chris OFILI (1968), les deux derniers ayant été révélés avec l’émergence des Young British Artists à la fin des années 1990. Chambers achève son ouvrage sur les artistes récemment acclamés, dont Lynette YIADOM-BOAKYE (1977). Cette artiste est une nouvelle météore sur le marché de l’art. Elle a atteint le prix record de 1,6m$ avec la toile The Hours Behind You chez Sotheby’s, en 2017, une année clef plusieurs artistes afro-britanniques.

2017 : le tournant

2017 marque un tournant à plusieurs niveaux. Outre l’impressionnant record de Lynette Yiadom Boakye, la Biennale de Venise 2017 mettant en exergue la meme année un pavillon de la Diaspora soutenu par International Curators Forum et University of the Arts London, et visant à contrer la sous-représentation des artistes et des thèmes noirs et minoritaires dans le monde de l’art. La tribune offerte par un tel pavillon a stimulé le marché de plusieurs artistes afro-britanniques, tels que Khadija SAYE (malheureusement décédée la même année) et Hew LOCKE, pour qui les enchères commencent seulement à être dynamiques. 2017 est aussi l’année où Lubaina Himid, âgée de 63 ans, a reçu le prestigieux Tuner Prize. Elle devenait alors l’artiste la plus âgée dans l’histoire de ce prix et surtout la première femme afro-britannique à en être honorée. Sur la shortlist du prix Turner 2017 figurait l’artiste Hurvin ANDERSON avec l’oeuvre Is it OK to be black?, exposée à la Tate Modern pour l’occasion. Dans la foulée, une œuvre d’Anderson partait pour 3,4m$ aux enchères, excédant de 2 millions son estimation haute (Country Club: Chicken Wire).

Le cas Chris Ofili

Premier artiste noir à remporter le Tuner Prize (1998), Chris Ofili fête alors dignement ses 30 ans. Il venait d’être révélé au public avec une œuvre polémique – The Holy Virgin Mary – exposée au sein de la fameuse exposition Sensation organisée à Londres par Charles Saatchi (1997). Scandaleuse pour certains, The Holy Virgin Mary a failli se faire retirer d’une exposition à New York en 1999. Mais les collectionneurs ont un goût prononcé pour les œuvres scandaleuses, car elles deviennent des icônes de leur époque, et lorsque cette œuvre est passée en salle de ventes quelques années plus tard, elle a fini à 4,5m$, au double de son estimation (Christie’s Londres, 30 juin 2015). Le marché récompensait un artiste déjà au sommet de sa gloire qui a représenté la Grande-Bretagne à la Biennale de Venise par deux fois. L’oeuvre fait partie des collections permanentes du MoMA depuis son don au musée par Steven et Alexandra Cohen en 2018.

Yinka Shonibare et Henry Taylor : les prix grimpent

Yinka Shonibare et Henry Taylor ont été révélé en même temps que Chris Ofili par Charles Saatchi. Ils sont célèbres, recherchés par les collectionneurs, mais leurs belles œuvres sont assez rares. En mars 2018, une œuvre majeure de Shonibare, Girl Balancing Knowledge, a doublé son estimation haute, pour flirter avec les 330.000$ chez Christie’s. Cela prouve combien les acheteurs sont motivés. La hausse des prix est encore plus impressionnante pour Henry Taylor, qui affole littéralement les enchères depuis deux ans. Taylor n’est pas loin d’obtenir des adjudications millionnaire et a entamé une collaboration avec la puissante galerie Blum & Poe. Accessibles pour moins de 10.000$ il y a 10 ans, ses toiles sont désormais très recherchées et très cotées.

Parmi les personnalités qui portent avec passion la voie des artistes afro-britanniques, Zak Ové explique qu’il ne faut pas relâcher le rythme : “Nous devrions avoir plus d’émissions sur la créativité des Noirs au Royaume-Uni, explorer le dialogue entre les artistes noirs et la façon dont ils communiquent l’expérience des Noirs. Il y a eu quelques expositions sur la créativité des Noirs auparavant, mais (…) c’est une tendance de programmation qui est ensuite vite oubliée pendant 10 ans. Je me souviens par exemple, qu’en 2005, il y avait Kerry James Marshall au Camden Arts Center, Back to Black au Whitechapel et Africa Remix à la Hayward Gallery. Toutes des expositions fantastiques mais il n’y a pas eu de suivi immédiatement après. Je préconiserais qu’il faut que ce soit plus cohérent.” Pour Zak Ové, le réveil des institutions coïncide avec l’exposition de Chris Ofili à la Tate en 2010. A partir de cette rétrospective, les acteurs du monde de l’art se sont dit: “si nous réussissons bien, il y a un marché massif ici qui ne demande qu’à se faire connaître.”

Henry Raylor evolution du CAHenry Taylor. Evolution du chiffre d’affaires aux enchères (copyright Artprice.com)