Le premier million de Sol Lewitt

[02/05/2023]

En février 2023, une œuvre de Sol LEWITT dépassait le million de dollars : un seuil de prix jamais encore atteint aux enchères par l’artiste américain décédé en 2007, après un demi-siècle d’une création conceptuelle exigeante. L’œuvre récompensée en février est une sculpture minimaliste aux dimensions importantes (plus de trois mètres sur trois) dispersée par Sotheby’s à New York dans le cadre d’une vente consacrée à la collection de Sherry et Joel Mallin, porteurs d’une extraordinaire collection de sculptures. Parmi celles-ci : 1 x 2 Half Off (1991) était caractéristique des Structures de Lewitt (terme que l’artiste utilise pour décrire ses sculptures) fondées sur un élément géométrique basique, comme ici le cube, établi en réseau.

Enlevée pour 1,6m$ avec les frais, 1 x 2 Half Off (1991), permet à la cote officielle de Lewitt de passer un nouveau cap. Mais est-il véritablement surprenant que Lewitt ait atteint le million pour une pièce importante ? N’est-il pas plutôt étonnant qu’un artiste américain de sa trempe, validé par toutes les instances institutionnelles depuis longtemps (ses œuvres font entre autres partie des collections de la National Gallery of Art de Washington, de la Tate Gallery de Londres, de la Dia Art Foundation), conquiert si tardivement ce niveau de prix aux enchères, 15 ans après sa disparition, alors que certains jeunes artistes atteignent une telle cote après quelques années de production seulement ?

 

Evolution du record de Sol Lewitt aux enchères (copyright Artprice.com)

 

Cet artiste très prolifique, capable de réaliser des centaines d’œuvres d’art par an est de mieux en mieux représenté sur le marché des enchères, le nombre de transactions pour ses œuvres ayant doublé en 10 ans. L’offre de sculptures n’est pas pléthorique sur le marché (entre 5 et 25 par an) comparé aux estampes (entre 130 et 180), mais elle est à peu près équivalente à celle du représentant de l’art minimal américain Carl André, dont les meilleures oeuvres dépassent le million de dollars depuis 2006, lorsqu’il a fallu attendre 2023 pour que le phénomène se produise pour Lewitt. Il est vrai que la position atypique de l’art conceptuel (dont la production est reléguée au second plan) ne fut certainement pas le meilleur argument pour conquérir le marché de l’art, ce qui peut expliquer que les œuvres de Sol Lewitt ne soient pas plus coûteuses.

L’art conceptuel et le marché de l’art 

Pour l’art conceptuel, la dimension artistique se trouve plus dans le concept que dans la réalisation de l’œuvre. Si l’art conceptuel en tant que mouvement est associé aux années 1960 et 1970, ses origines remontent d’ailleurs à la fontaine ready-made de 1917 de Marcel Duchamp, soit à un objet industriel dont le statut artistique repose sur le choix intellectuel et sensible de l’artiste, l’institution et/ou le spectateur. Après Duchamp, d’autres artistes se sont affranchis de la réalisation d’une œuvre matérielle au profit de l’idée, allant jusqu’à diffuser uniquement le concept, ce qui implique que leur travail ne pouvait pas être facilement montré ni commercialisé. Lawrence Weiner par exemple, dont l’une des règles de sa Déclaration d’intention est “La pièce ne requiert pas d’être bâtie” (Declaration of Intent, 1969), a dactylographié 24 descriptions d’œuvres, mais seules quelques-unes ont été réalisées matériellement (Statements, 1968).

Pour Lewitt, “toute la planification et les décisions sont faites en amont, et l’exécution est une question superficielle” : en témoigne ses Wall Drawing (1 200 Wall Drawings créés par l’artiste entre 1968 et 2007), reposant sur une série d’instructions écrites et schématisées, permettant de reléguer la réalisation des dessins muraux à un tiers.

Ainsi, lorsque Sotheby’s met en vente, le 8 juin 2022, un dessin mural de Lewitt – Wall Drawing #960 -, ce n’est pas l’œuvre matérielle qui passe aux enchères mais la possibilité d’en concevoir l’originale en s’appropriant son certificat d’authenticité, preuve de sa légitimité. La maison de ventes précise bien au catalogue que “L’œuvre d’art est le certificat d’authenticité” et “que l’acheteur retenu sera responsable de faire réaliser le dessin mural à ses propres frais”, Sotheby’s se faisant un plaisir de le “mettre en rapport l’acquéreur retenu et la succession de Sol LeWitt afin de faciliter la réalisation de cette œuvre”. L’œuvre, sous forme de son certificat, a atteint 245 700$, un résultat timoré puisque le lot était plutôt attendu autour de 300 000$ selon l’estimation moyenne de Sotheby’s.

 

Wall Drawing #960 (2001), dimensions variables, Sotheby’s  New York, 8 juin 2022

Pour ce type d’œuvre, le certificat constitue donc le seul objet tangible fourni lors de la vente. La réalisation matérielle ne fait pas partie de la transaction, qui comprend la possibilité de recréer l’œuvre selon les instructions de l’artiste, ou de la revendre. Si les maisons de vente aux enchères ont accepté les règles et vendent de temps en temps ce type d’œuvres, elles ne parviennent pas à en faire flamber les enchères, et les Wall drawing restent sous-valorisés en regard de l’importance de Lewitt dans l’art américain du 20e siècle et de sa notoriété au-delà.

L’idée prime sur le résultat

Sol LeWitt est un artiste américain incontournable, dont le travail a contribué à établir à la fois le minimalisme et l’art conceptuel : une pratique reposant sur ses constructions intellectuelles, dont il tirait des instructions formelles que ses assistants suivaient pour créer les œuvres.

« Lorsqu’un artiste utilise une forme d’art conceptuelle, cela signifie que toute la planification et les décisions sont prises à l’avance et que l’exécution est une affaire superficielle. L’idée devient une machine qui crée l’art », écrit-il dans son essai phare de 1967 : Paragraphes sur l’art conceptuel.

Né en 1928 aux États-Unis, à Hartford Sol Lewitt fait des études d’art et de graphisme à New York, travaille dans le cabinet d’architecture d’I.M. Pei, puis en tant que réceptionniste au Museum of Modern Art (MoMA), où il rencontre les artistes Robert Ryman, Dan Flavin et Robert Mangold. C’est à cette époque qu’il va développer une pratique artistique conceptuelle, mettant en place un système de certificats d’authenticité accompagnés de protocoles précis permettant à des assistants, des collectionneurs ou des employés de musées d’exécuter eux-mêmes les œuvres murales. Cette façon radicale de travailler, où l’idée est plus essentielle que la main qui réalise l’œuvre, ne doit pas laisser croire que la pratique de Lewitt était seulement cérébrale. L’artiste est un immense plasticien qui travaillait six ou sept jours sur sept dans son atelier et dessinait tous les plans des dessins muraux qu’il remettait à ses assistants, tous les plans de fabrication de ses structures, faisant aussi quantité de gouaches préparatoires.

 

Répartition du produit des ventes aux enchères de Lewitt par catégorie (copyright Artprice.com)

 

Quelques Chiffres clés du marché de Lewitt: 

  • Progression de l’indice des prix : +9,2% en 2022
  • Classement mondial : 427e place avec 3,3m$ d’œuvres vendues en 2022.
  • 47% de son résultat de ventes provient des Etats-Unis mais l’artiste est aussi demandé en Allemagne, Belgique, France, Italie, Pays-Bas, Suisse
  • Record pour une sculpture : 1 633 000 $ pour 1 x 2 Half Off (1991), en février dernier chez Sotheby’s New York.
  • Record pour une peinture : 394 000 $ pour Lines In Four Directions (1982), une huile sur bois de 121,9 x 121,9 x 5 cm vendue en 2016 chez Sotheby’s New York.
  • Record pour un dessin : 749 000 $ pour Wavy Brushstroke (1995) , immense  gouache sur carton (152,4 x 471,2 cm) en provenance de la galerie Gagosian Gallery, New York.