Vermeer, le prix du Sphinx de Delft

[30/08/2022]

La rétrospective Johannes Vermeer, que le Rijksmuseum d’Amsterdam ouvre dans quelques mois, promet d’être la plus grande exposition jamais consacrée au maître néerlandais dont la peinture subjugue, depuis sa redécouverte au milieu du 19ème siècle par l’historien d’art français Théophile Thoré.

 

Le Rijksmuseum accueille une rétrospective du maître du 17e siècle Jan VERMEER VAN DELFTau début de l’année 2023 (10 février – 4 juin 2023). Bénéficiant de prêts du monde entier, cette exposition promet d’être la présentation la plus complète jamais proposée sur l’oeuvre de Vermeer, c’est à dire qu’elle doit réunir autour de 24 tableaux parmi 35 ou 37 parvenues jusqu’à nous, dont des oeuvres aussi essentielles que La Jeune Fille à la perle (Mauritshuis, La Haye), Femme écrivant une lettre et sa servante (National Gallery of Ireland, Dublin), Le Géographe (Musée Städel, Francfort-sur-le-Main), La Femme à la balance (National Gallery of Art, Washington) ou encore La Liseuse à la fenêtre, récemment restaurée (Gemäldegalerie Alte Meister de Dresde).

L’évènement est très attendu depuis l’annonce officielle faite par le Rijksmuseum en décembre dernier, car le maître de la peinture de genre fascine, à travers des œuvres aux formats intimistes où la lumière est alchimie. Mais ces scènes toutes “de recueillement, d’harmonie dans le repos et de poésie pure” (pour reprendre les termes de l’historien d’art Albert Blankert) ont pourtant failli tomber dans l’oubli après la mort du peintre, épuisé par de lourdes dettes. Car Vermeer n’était pas seulement le peintre que l’on connaît : ayant repris l’affaire de son père, il était aussi un marchand d’art reconnu à Delft dont l’activité fut embourbée dans le marasme des Provinces-Unies doublement attaquées par la France et l’Angleterre au début des années 1670. Son fragile équilibre économique est tellement mis à mal que Vermeer sombre dans une terrible dépression puis s’éteint à 43 ans, laissant derrière lui onze enfants dont dix mineurs, et une femme endeuillée contrainte à déposer une requête en faillite l’année suivante. 

“Dans la Vue de Delft de Vermeer… un petit pan de mur jaune (qu’il ne se rappelait pas) était si bien peint qu’il était, si on le regardait seul, comme une précieuse œuvre d’art chinoise, d’une beauté qui se suffisait à elle-même.” – Marcel Proust

Un marché rare et complexe

En 1989, John Michael Montias publie une étude socio-économique sur le marché de l’art dans la ville de Delft au 17e siècle, étude dans laquelle il révèle les rares mais importants soutiens dont a bénéficié cet artiste de l’ombre à la production si ténue. Monsieur Montias explique en effet que le seul collectionneur de peintures de Vermeer qui puisse à juste titre être appelé son mécène était Pieter Claesz van Ruijven. Vermeer travaillait presque exclusivement pour lui, ne vendant guère que deux ou trois tableaux par an, mais à des prix élevés, jusqu’à une centaine de florins. Son socle économique n’avait donc rien de commun avec les autres grands artistes de son époque, d’autant que la charge d’une grande famille et son activité de marchand d’art ne lui permettait certainement pas de produire plus que les 36 ou 37 œuvres connues. L’artiste est resté si confidentiel que, dans les années suivant son décès, certaines de ses œuvres auraient été signées du nom d’autres peintres néerlandais pour accroître leur valeur ! Comptant aujourd’hui parmi les peintres les plus précieux de l’histoire, ses œuvres sont difficilement estimables, et les deux résultats de ventes aux enchères dont on dispose en disent plus sur la complexité de son marché que sur la véritable valeur de ses toiles.

Vermeer est l’un des peintres les plus rares qui soit, dont les œuvres connues sont conservées dans les musées les plus prestigieux du monde, à l’exception d’un fleuron des collections royales britanniques, La Leçon de musique (1660-1662) et de deux autres tableaux apparus aux enchères au cours des 20 dernières années.

La dernière vente aux enchères remonte à 2014 avec la présentation chez Christie’s de Saint Praxedis, peinte en 1655 alors que l’artiste avait 22 ou 23 ans. Sainte Praxedis est attribuée à Vermeer en 1969 et incluse dans son œuvre en 1986. Sa paternité a pourtant été re-débattue par la suite, si bien que lorsque la société Christie’s présente le tableau sur le marché en 2014, elle prend soin de rassurer les acheteurs potentiels en joignant les conclusions de nouvelles recherches scientifiques menées par le Rijksmuseum et l’Université libre d’Amsterdam. Ces études confirment que la peinture est hollandaise et suggèrent que le lot de peinture utilisé pour peindre Sainte Praxedis est le même que celui utilisé pour deux autres tableaux clairement authentifiés comme étant de la main de Vermeer. Christie’s obtient finalement un résultat de 10,7m$ pour la Sainte chrétienne dont elle espérait un montant plus élevé… Les résultats encourageants de la dernière étude scientifique n’ont peut-être pas suffisamment rassuré sur un marché entaché par le spectre de l’affaire Van Meegeren, génial faussaire hollandais ayant défié les plus grands experts du monde en faisant passer ses propres créations pour d’authentiques Vermeer, tableaux achetés par de grands musées.

Rappelons que Han van Meegeren se procurait des pigments utilisés du temps de Vermeer, y compris des Lapis-lazuli qu’il broyait pour obtenir l’outremer caractéristique et précieux, dont le prix dépassait celui de l’or à l’époque de Vermeer. Il produisait ses faux sur les supports de tableaux sans importance du 17e siècle dont il avait gratté la couche de peinture au préalable. Lors de son procès en 1947, Han van Meegeren a reconnu avoir vendu sept faux Vermeer de sa main, auprès de quelques-uns des plus prestigieux musées du monde.

Ce scandale des faux Vermeer a peut-être aussi maintenu la bride sur les enchères du 7 juillet 2004, lorsque Sotheby’s présente un portrait d’une Jeune femme jouant au virginal : les mains posées sur son instrument à clavier, elle tourne la tête vers le spectateur (Young Woman seated at the Virginals). Son regard vague semble quant à lui tout  tourné vers ses pensées, vers sa musique intérieure. Estimé très prudemment autour de 5,5m$, le tableau de 25,2 x 20 cm s’envole pour 29,9m$, devenant, à l’époque, la deuxième meilleure adjudication pour une peinture de l’Ecole du Nord, juste devant Portrait of a Lady, Aged 62 (1632), du maître hollandais REMBRANDT VAN RIJN (1606-1669) arraché 28,6m$ en décembre 2000 à Londres.

Avant cela, il faut remonter à l’année 1921 pour retrouver la trace d’un Vermeer aux enchères, avec La Ruelle (vers 1658), proposée dans le cadre de la vente de la collection Six. N’ayant pas reçu d’enchère satisfaisante, La Ruelle fut exposée quelques jours au Louvre et fit l’objet d’une vente de gré à gré. Achetée pour 625 000 florins par le magnat du pétrole Henri Deterding, la toile est offerte la même année au Rijksmuseum d’Amsterdam.

 

Vermeer a manqué de devenir l’un des peintres les plus cotés aux enchères

Entre la mise en vente de la Jeune femme jouant au virginal et celle de Sainte Praxedis Vermeer a manqué de devenir l’un des peintres les plus cotés, car le marché a failli accueillir un pur chef-d’oeuvre : L’Art de la peinture (1665-1668), oeuvre la plus grande de Vermeer et joyau des collections du Kunsthistorisches Museum de Vienne. Hitler avait acheté le tableau en 1940 durant l’Anschluss (annexion de l’Autriche par le IIIe Reich) au comte Jaromir Czernin, pour la somme de 1,65 million de reichsmarks (environ 660 000$ à l’époque), et les descendants du propriétaire initial ont tenté de récupérer l’oeuvre, en faisant valoir que la transaction avait eu lieu sous la contrainte. Le ministère autrichien de la culture a donc été saisi d’une demande de restitution en 2009, époque où L’Art de la peinture était considérée comme pouvant atteindre 200 millions de dollars en étant soumise aux enchères suite à la restitution. La décision de la commission autrichienne chargée de la restitution des œuvres d’art volées par les nazis n’est finalement pas allée dans le sens de Helga Conrad, petite-fille de l’ancien propriétaire, et le tableau orne toujours le Kunsthistorisches Museum de Vienne…