Le Penseur de Rodin, un marché à décrypter

[05/07/2022]
Auguste Rodin, Le Penseur, vente Christie's 30 juin 2022

Auguste Rodin, Le Penseur, vente Christie’s 30 juin 2022

« Les poings aux dents, il songe. La pensée féconde s’élabore lentement de son cerveau. Ce n’est point un rêveur, c’est un créateur » (Marcel Adam, « Le Penseur », Gil Blas, 7 juillet 1904)

La croisée, entourée de lourdes tentures, semble lui tenir de cadre somptueux. Dans le grand salon, les yeux fixés sur ses pensées, il semble absent à tout le luxe déployé autour de lui, dans cet appartement du Quai d’Orsay, donnant sur la Seine. Décorée par Alberto Pinto et écrin splendide de cette « Collection Grand Style » qui fait l’objet de plusieurs ventes en juillet chez Christie’s à Londres et Paris, cette demeure abrite donc, entre autres chefs-d’oeuvre, un Penseur en bronze d’Auguste RODIN (1840-1917), passé sous le feu des enchères à Paris le 30 juin dernier. L’occasion de faire un point sur les écarts de qualités et de prix entre les différentes versions de cette statue phare du plus célèbre des sculpteurs français.

Quand le Penseur était un Poète

Cette sculpture ne naît pas sous les meilleurs auspices, et sa postérité est un petit miracle en soi. A l’origine, une commande publique : en 1879, Rodin est chargé de la réalisation de la porte d’entrée du musée des arts décoratifs, alors en construction à l’emplacement de la future Gare et palais d’Orsay, siège de la Cour des comptes incendié en 1871 au cours de la Commune. Cette porte ne s’ouvrira jamais, et sur aucun bâtiment, car le musée ne sera jamais édifié. Imaginée dès le début en bronze, cette porte ne sera ni livrée au commanditaire ni coulée du vivant de son auteur. C’est un autre destin qui attend ce grand-oeuvre, un manifeste-répertoire d’idées et de formes, enrichi et retouché par l’artiste jusqu’à sa mort. Rodin travaille donc à la Porte de l’Enfer, réponse à la Porte du Paradis de Lorenzo GHIBERTI au baptistère Saint-Jean de Florence, illustrant des scènes de la Divine Comédie de Dante.

Auguste Rodin, Porte de l'Enfer

Auguste Rodin, Porte de l’Enfer

Dès les premières esquisses, Rodin souhaite inclure Dante au sommet de sa porte. D’abord intitulé “Le Poète”, c’est en 1889, lors de l’exposition Monet-Rodin à la galerie Georges Petit, que celui-ci prend au n°27, le titre “Le Penseur, le Poète : fragment de la Porte, plâtre”. Il travaille plusieurs fois la posture de cette figure, penchée en avant pour observer les tourments des êtres pris dans les cercles de l’Enfer et créer son œuvre. Le Penseur est donc initialement un corps torturé, un damné qui partage le destin de tous les hommes. La pose crispée doit beaucoup à l’Ugolin de Jean-Baptiste CARPEAUX (1861, musée d’Orsay, Paris). À la fin de son séjour belge, il réalise lui-même un groupe de ce sujet, dont il conserve le torse. Son Penseur est aussi un esprit créateur, qui cherche à transcender la souffrance humaine par la liberté de l’art poétique. De Belgique et avant de rentrer définitivement en France, il part quelque temps en Italie. Il en revient marqué par le vocabulaire plastique de MICHELANGELO et notamment son Laurent de Médicis assis sculpté pour l’église San Lorenzo à Florence. Sa sculpture finale concentre ainsi ces deux tendances, une composition très dense, dos courbé, épaules resserrées, et à la fois rayonnante, en croix, accentuant avec le choix du nu masculin l’effet de symbole intemporel.

La Porte se présente donc comme un ensemble, mais plusieurs figures vont être exposées individuellement et devenir des œuvres autonomes qui feront la joie des collectionneurs : les Ombres, le Baiser, Fugit Amor … Le Penseur seul est ainsi fondu pour la première fois en bronze dans sa taille originale en 1884, pour le collectionneur anglais Constantin Ionides, et exposé en plâtre quatre ans plus tard à Copenhague. Mais la célébrité vient simultanément avec l’agrandissement en 1902-1903 et la réduction en 1903, exécutés tous deux par Henri Lebossé. Fondu à la cire perdue puis patiné par Jean Limet, le premier grand Penseur est envoyé à l’exposition universelle de Saint-Louis en 1904 où il est immédiatement acheté. Dans la foulée un grand plâtre est exposé à Londres, un grand bronze au Salon des beaux-arts à Paris. L’agrandissement, qui accentue la valeur monumentale du symbole, met en valeur la virtuosité du modelé dans le dos et les membres. On ne parle que du Penseur, et pas toujours en termes élogieux… ! « C’est une brute énorme, un gorille, un caliban, stupidement obstiné, qui rumine une vengeance » , écrit le journaliste Gabriel Boissy dans sa Chronique des Livres cette année-là. Mais le succès est majoritairement immense. Un exemplaire grand format « offert au peuple de Paris » est placé devant le Panthéon, où il demeure jusqu’en 1923, date à laquelle il est transféré au Musée Rodin. Entre-temps, d’autres exemplaires sont réalisés, dont celui qui surplombe la tombe de Rodin et Rose Beuret à Meudon.

Quand le Penseur fait le marché

17 épreuves en bronze dans la taille d’origine (dite « taille de la Porte ») ont été réalisées du vivant de Rodin. Eugène Rudier (1879-1952) développe la fonderie héritée de son père Alexis et fait affaire avec de nombreux artistes. Dès 1902, il exécute les bronzes de Rodin, dont la notoriété est déjà internationale. Le sculpteur garde en revanche le contrôle de la patine, qu’il confie à Jean Limet, embauché par la fonderie Rudier à la mort de l’artiste. Jean Limet y travaille jusqu’à sa mort en 1941, c’est lui qui supervise et patine entre 1919 et 1945, les 17 nouvelles fontes, posthumes, du Penseur. Eugène Rudier laisse pour instructions de brûler ses archives et de briser ses moules afin que l’activité de la société cesse à sa mort. À ce stade, le musée Rodin est devenu l’ayant-droit de l’artiste : l’héritier de la fonderie Georges Rudier est incité à continuer de fondre des bronzes de Rodin. Entre 1954 et 1969, ce sont neuf autres Penseurs qui sortent de la fonderie Rudier. De ces trois campagnes de fonte, l’une du vivant de l’artiste, les deux autres posthumes, une quarantaine de Penseurs se propagent donc sur le Marché de l’Art. La plupart sont exposés dans de prestigieux musées, et une dizaine de ces bronzes seulement est encore entre des mains privées, ce qui explique l’engouement du second marché à chaque fois que l’un d’entre eux est mis à l’encan.

Le Penseur, Taille de la Porte Dit Moyen Modèle est passé cinq fois aux enchères entre 2010 et 2022. Le record est détenu à ce jour par Le Penseur, Taille de la Porte Dit Moyen Modèle de 2013, à plus de 15,2 m$ chez Sotheby’s NY. Sa provenance impeccable, notamment des collectionneurs américains Ralph Pulitzer et William S. Paley, le fait qu’il ait été commandé et fondu du vivant de Rodin en 1906 et le succès du motif aux États-Unis expliquent en partie cette superbe adjudication. L’exemplaire le plus récemment vendu portait le numéro de lot 41 dans la vente de la collection « Le Grand Style : An apartment on the Quai d’Orsay designed by Alberto Pinto » chez Christie’s Paris le 30 juin dernier. Fondu en 1928, il fait, lui, partie de la première campagne de fonte posthume. Mis à prix à 6,2 m$, ce Penseur, Taille de la Porte dit “Moyen Modèle” d’une belle patine brun foncé changeait de mains en moins de deux minutes pour plus de 11,2 m$ !

Capture du 2022-07-05 10-31-44

Quand le Penseur fait des petits (et des grands)

L’œuvre de Rodin est tombée dans le domaine public en 1982. Il est donc particulièrement difficile de s’y retrouver parmi les Penseurs en bronze, plâtre ou résine, de toutes tailles et de tout prix, qui peuvent varier du simple au centuple !

La statuaire en bronze est, par définition, un art du multiple. Les sculptures issues d’un même moule sont censément au même niveau d’originalité. Après, la qualité dépend de la fonderie, de la patine, de l’histoire de l’œuvre, si elle a été placée ou non dehors, de sa provenance… Tout ceci concourt à l’identité de l’œuvre. C’est pourquoi la notion d’original en matière de bronze est toujours équivoque. L’expert Gilles Perrault affirme que “ la classification des tirages en épreuves originales, de diffusion, d’artiste, anciennes ou récentes, numérotées ou non, signées, non signées, portant ou ne portant pas le cachet du fondeur, agrandies ou réduites, ne facilite pas la tâche de l’amateur qui s’égare dans ce labyrinthe verbal”

Antoinette Le Normand-Romain rappelle que Rodin, qui par ailleurs avait cédé certains droits de reproductions à des fondeurs éditeurs pour des raisons commerciales évidentes comme pour le Baiser par exemple, a voulu garder le contrôle des fontes du Penseur, dans sa taille originale, c’est-à-dire de la Porte, et en grand modèle. La quarantaine de fontes originales d’époque réalisées du vivant de l’artiste, sous son contrôle, et de fontes originales réalisées de manière posthume à partir des moules initiaux font donc figure d’”originaux”. Au-delà du corpus des oeuvres fondues par Rodin ou par le musée Rodin, toujours propriétaire des droits moraux de l’artiste, et dont le tirage est épuisé dans les limites de la réglementation actuelle (12 exemplaires numérotés, portant la date de fonte, le nom du fondeur et le © du musée), d’autres fontes peuvent être réalisées, parfois en grand nombre. De même que les surmoulages, effectués d’après un moule pris sur un bronze authentique, elles doivent porter l’inscription “reproduction” qui permet de les distinguer des “oeuvres originales”.

Quelle que soient la taille, la patine ou la matière, l’enthousiasme des acheteurs pour les sculptures de Rodin ne faiblit pas. En France et plus encore à l’étranger où la législation sur la notion d’œuvre originale est plus fluide, le Penseur garde sa superbe charge émotionnelle et son statut de symbole.