Artistes iraniens : tête haute et cheveux au vent

[02/12/2022]

Quand j’ai commencé à écrire mon histoire, jamais je n’aurais imaginé que son message serait si universel.” Marjane Satrapi interview Sotheby’s 2022

En Iran, la colère des manifestants ne faiblit pas. Au-delà du port du voile, du poids quotidien de la religion et des violences policières qui ont conduit à la mort de la jeune étudiante Mahsa Amini le 16 septembre dernier, c’est toute la structure politico-économique du régime qui est à présent mise en cause. La volonté de changement est à ce point forte chez les Iraniens que c’est désormais tout le régime de la République islamique d’Iran qui est visé. Il y a 7 mois, Marjane SATRAPI (1969), créatrice du roman graphique (puis film animé) Persepolis _ racontant la révolution iranienne des années 1978/79 _ avait décidé la vente des feuillets originaux de l’œuvre qui l’a fait connaître, Persépolis. La vente online chez Sotheby’s UK des ces dessins en octobre coïncide providentiellement avec le vent de liberté qui souffle dans l’ancienne Perse.

La vente Persépolis

“Je n’aurais jamais pu imaginer que ce serait dans le contexte des scènes incroyables que nous voyons en Iran aujourd’hui” : Marjane Satrapi met en scène dans Persépolis, comme c’est le cas dans les rues actuellement, l’Iran qui s’enflamme quand les femmes retirent leurs foulards et les brûlent.

Marjane Satrapi, Le Foulard, Persepolis (Original Book Art, page 1)

Marjane Satrapi, Le Foulard, Persepolis (Original Book Art, page 1)

Ce fut d’ailleurs le plus gros succès d’enchères de cette vente en ligne entre le 12 et le 25 octobre chez Sotheby’s, et le nouveau record de l’artiste dont les œuvres sont rares sur le second marché. Persepolis (Original Book Art, page 1) intitulée “Le Foulard” en français, a rapporté près de 46 200 $. Lors de cette vente online pour les 44 feuilles du premier tome, les planches estimées entre 4 500 et 6 500 $ chacune, ont quasiment toutes dépassé leur estimation haute, pour un total de 665 000 $ !

Bande dessinée publiée en 4 volumes au début des années 2000 par les éditions L’Association, Persepolis se vend à des millions d’exemplaires dans le monde et est traduit en plusieurs langues. Après l’adaptation animée, co-réalisée avec Vincent Paronnaud en 2007, Perspépolis devient un vrai phénomène. Les planches composées au feutre et exclusivement en noir & blanc sont la marque de fabrique de l’artiste. Son style graphique affirmé et libre, à la fois très contemporain et intemporel, est devenu culte. “Iconiques et profondément symboliques, rappelant parfois les miniatures perses, les compositions en noir et blanc de Marjane ont révolutionné l’illustration”, affirme ainsi Ashkan Baghestani, spécialiste de l’art contemporain du Moyen-Orient pour Sotheby’s.

Cette biographie romancée raconte l’enfance à Téhéran de la jeune Marjane. Sa vision à hauteur d’enfant de la révolution islamique est nourrie de l’éducation progressiste reçue de ses parents communistes. A la suite de la publication de Persépolis, elle a l’interdiction de retourner dans son pays de naissance : “Je ne suis pas retournée en Iran depuis 22 ans. C’est un gros prix à payer. Mais risquer sa vie dans la rue est un bien plus grand sacrifice.” De fait, certains artistes ont dû s’exiler pour poursuivre leur art, d’autres sont restés. L’actualité nous donne l’occasion d’observer de plus près le marché de l’art iranien.

Le trend des contemporains iraniens

L’art contemporain iranien ne sort pas du néant. Il s’appuie sur une longue et riche histoire, des écoles d’art et des institutions culturelles de haut niveau, et des liens de communication avec les différentes tendances mondiales qui n’ont jamais été coupées malgré les révolutions et les changements de régimes. La création iranienne est donc très active, très engagée et sert souvent de lien entre tradition et modernité. Les grands musées internationaux ne s’y sont pas trompés, et des institutions réputées telles que le LACMA ont ouvert un département d’art contemporain iranien, tout comme le British Museum et le Metropolitan Museum de New York. En 2014 l’exposition “Unedited History” organisée par Catherine David au Musée d’art moderne de la Ville de Paris montrait bien la vitalité de la création contemporaine en Iran. En octobre 2021, sur les 40 galeries participant à Asia Now, six enseignes de Téhéran présentaient quelques 20 d’artistes établis en Iran. Suivant naturellement la tendance des institutions, le marché est donc en pleine expansion. Il suffit pour s’en convaincre de jeter un œil à l’évolution du produit de vente pour les artistes iraniens.

Evolution du produit de vente des artistes iraniens 2000-2022, ©Artprice

Evolution du produit de vente des artistes iraniens 2000-2022, ©2022 artprice.com

Sur ce graphique, tout semble commencer en 2008. Le pic avoisinant les 30 milliards de dollars correspond aux ventes Christie’s Dubaï du 30 avril 2008. Dans le sillon du succès d’ArtDubaï, la maison de vente britannique a opéré plusieurs tentatives pour s’installer au Moyen-Orient et développer le marché des artistes contemporains locaux. L’expérience Dubaïote a pris fin, mais en 2014, c’est avec Téhéran directement que Christie’s était en pourparlers. Parmi les 10 meilleurs adjudications historiques, qui sont aussi les seuls résultats millionnaires pour des artistes d’origine iranienne, on retrouve six noms.

TOP 10 adjudications pour des artistes de nationalité iranienne

  Artiste Œuvre Prix Date Vente
1 Parviz TANAVOLI
The wall (oh, persepolis) – 1975 2 841 000 $ 2008 Dubaï – Emirats arabes unis
2 Charles Hossein ZENDEROUDI
Tchaar-bagh – 1981 1 609 000 $ 2008 Dubaï – Emirats arabes unis
3 Sohrab SEPEHRI Untitled 1 461 567 $ 2018 Tehran Auction, Iran
4 Bahman MOHASSES
Minotauro sulla riva del mare《海邊的⽜頭怪》 – 1977 1 384 181 $ 2021 Sotheby’s, Londres
5 Mohammad EHSAI
“He is the merciful” – 2007 1 161 000 $ 2008 Dubaï – Emirats arabes unis
6 Sohrab SEPEHRI
Untitled 1 208 098 $ 2016 Tehran Auction, Iran
7 Sohrab SEPEHRI
Untitled – 1972 1 184 057 $ 2015 Tehran Auction, Iran
8 Sohrab SEPEHRI
Untitled – 1972 1 087 394 $ 2017 Tehran Auction, Iran
9 Farhad MOSHIRI
Eshgh (Love) – 2007 1 091 052 $ 2007 Dubaï – Emirats arabes unis
10 Parviz TANAVOLI
Poet And Cage – 2008 1 022 500 $ 2008 Dubaï – Emirats arabes unis
©2022 artprice.com

Le nom qui revient par quatre fois est celui de Sohrab SEPEHRI (1928-1980), dont les résultats présentent la caractéristique d’avoir été frappés à Téhéran même et assez récemment. Avant tout connu comme l’un des plus grands poètes iraniens du XXe siècle, Sepehri a initialement étudié aux Beaux-Arts de Téhéran. Grand voyageur, il s’est imprégné des cultures et spiritualités de l’Occident à l’Extrême Orient sans jamais renier son héritage iranien. À la manière d’un Haïku japonais, les peintures de Sepehri expriment le mouvement complexe dans une concision de composition formelle.

Au sommet de ce TOP et indétrôné depuis 2008, Parviz TANAVOLI (1937). Cela n’a rien d’étonnant, l’artiste incroyablement populaire est considéré comme le père fondateur de la sculpture moderne iranienne. Son monumental The wall (oh, persepolis) (1975), martelé 2,8m$ lors de la fameuse vente Christie’s de 2008 à Dubaï, creuse cependant l’écart avec le reste de ses ventes. Le grand bronze Poet and Cage, qui avait dépassé le million de dollars (1 022 500 $) chez Christie’s en 2010 à Dubaï, est repassé à l’encan sur le territoire national en 2017 chez Tehran Auction, n’atteignant alors que 800 000$.

Même constat pour la 2e et la 5e place de ce top : Charles Hossein ZENDEROUDI (1937) et Mohammad EHSAI (1939) dont les toiles calligraphiées ont tutoyé les étoiles lors de la vacation Christie’s de Dubaï sans que ses autres œuvres passées depuis sous le marteau ne parviennent à renouer avec les prix de 2008.

Reconnaissable à son style inimitable et à son motif récurrent du minotaure, Bahman MOHASSES (1931-2010) a lui aussi passé le million, avec Minotauro sulla riva del mare《海邊的⽜頭怪》 (1977) frappé 1,4m$ l’an dernier chez Christie’s Londres, doublant quasiment son estimation. L’artiste, qui a vécu en exil et a terminé sa vie à Rome, est majoritairement collectionné au Royaume-Uni.

Considéré comme le Jeff Koons iranien, Farhad MOSHIRI (1963) reste le plus jeune artiste de ce top. Son travail puise son inspiration dans le Pop art qu’il a découvert lors de ses années américaines. Revenu désormais en Iran, et soutenu par des galeristes internationaux, il a développé un langage visuel subtil et subversif à la frontière entre culture populaire iranienne et occidentale.

Les acteurs du marché de l’art s’intéressent de plus en plus, et ce depuis une vingtaine d’années, à l’art contemporain iranien après s’être surtout intéressés aux antiquités du pays. Le marché, adossé à une actualité qui éveille l’Occident comme le Moyen-Orient, devrait s’épanouir dans le futur. Reste à laisser la place à la jeune génération, très active et engagée.